Il y a quelques années, un conseiller approche l'émir de Dubaï pour lui présenter un projet de construction. « Seulement 90 étages ? », s'étonne Cheikh Mohammed ben Rachid el Maktoum. Les jours passent et le dit conseiller revient, tout sourire, avec un nouveau plan : celui de « Burj Dubaï », la tour la plus haute du monde - 818 mètres pour 162 étages - . L'émir jubile : enfin un nouveau bijou, à la hauteur de ses ambitions...
Le rêve était-il trop beau pour durer ? Un mois après l'annonce d'un moratoire sur les dettes de Dubaï, l'inauguration du fameux gratte-ciel en forme de flèche, prévue le 4 janvier, risque de sonner le glas de ce conte moderne des mille et une nuits, subitement rattrapé par la crise.
Sur un des nombreux posters à son effigie, Cheikh Mo - c'est ainsi que les expatriés le surnomment - pose fièrement, dans sa traditionnelle dichdacha blanche, devant une enfilade de blocs de verre et de béton aux allures futuristes. Pour cet ambitieux souverain au maintien droit enseigné dans une école militaire britannique, la perfection a toujours été, plus qu'une obsession, un véritable « let motiv ». Dubaï, c'est son histoire, celle d'une dynastie bédouine éprise de modernisme, celle d'un minuscule morceau de désert - dix fois plus petit que la Suisse - devenu, en un temps record, le nouveau Las Vegas du Moyen-Orient. Un simple détour par la crique, où s'amarrent encore aujourd'hui les bateaux en bois chargés de marchandises permet facilement d'imaginer à quoi ressemblait, à sa naissance, en 1949, sa ville natale : un petit port en bordure du Golfe, au cœur de la péninsule arabique.
Dans les années 60, la découverte de pétrole sera salutaire. Elle permettra à son père, Cheikh Rachid, de puiser dans ses réserves - limitées - pour bâtir les trois piliers de Dubaï : l'immobilier, le tourisme et le commerce international. A sa mort, en 1990, c'est le grand frère, Cheikh Maktoum, qui prend la relève. Dans l'ombre du pouvoir, Cheikh Mohammed - qui écope du titre de « prince héritier » - est déjà très actif. En janvier 2006, il prend officiellement les reines du carrosse, après le décès de Cheikh Maktoum. Fan de chevaux de course - il en possèderait 4000 - et de Formule 1, ce féru de poésie - dont on peut lire les vers sur son site Web - n'a jamais caché son penchant pour la vitesse. Et pour la démesure. Quitte à s'endetter jusqu'au coup. « Je veux être le numéro un, pas dans ma région, mais dans le monde », confiait-il, il y a peu, à la chaîne américaine CBS.
Pari presque réussi : au cours de ces dix dernières années, Dubaï connaît une croissance fulgurante à deux chiffres. Nouvel eldorado des promoteurs immobiliers, attiré par ce vaste chantier en construction, où le moindre appartement s'achète sur plan, et à crédit, le petit émirat se développe à toute allure. Dès la fin des années 90, la première « merveille » surgit en plein mer : Burj Arab, un luxueux hôtel sept étoiles en forme de voile, où la plus petite des suites - aux salles de bain équipées de robinet en plaqué or - mesure 170 mètres carrés.
Les projets pharaoniques s'enchaînent. Ici, une île artificielle en forme de palmier. Là, une piste de ski artificielle. A chaque quartier, son supermarché géant, ses boutiques de luxe, ses cafés branchés ultra climatisés. Les projets flambent. Les prix aussi. Un concept inédit dans la région qui sera très vite envié, et imité par d'autres pays du Golfe. « Pour le Qatar, Bahreïn, le Koweït, la Jordanie, Dubaï est un vrai modèle », relève l'économiste jordanien, Ibrahim Saif (cliquer ci-dessous pour lire la suite).
Très vite, Dubaï s'impose rapidement comme le nouvel endroit « in » où tout le gratin du show bizz international vient pour être vu. Georges Clooney y pavane au festival international de film (dont la sixième édition vient de démarrer). Kylie Minogue y inaugure, en robes de soirée, l'imposant hôtel Atlantis, couleur rose coquillage. Le footballeur David Beckham y achète un bout d'île pour y bronzer, en plein hiver. Séduits par ce paradis fiscal, les Occidentaux en mal de soleil y accourent de partout : Europe, Afrique du Sud, Etats-Unis... Eldorado pour les uns, havre de paix pour les autres, Dubaï fait également office de refuge pour les populations voisines. Afghans et Irakiens y fuient la guerre. Iraniens et Pakistanais y placent leur argent, par manque de confiance dans leurs régimes.
Aujourd'hui, plus de 180 nationalités différentes composent sa population de 1,2 millions habitants - dont seulement 20 % de locaux. Les mini-jupes y côtoient, sans aucune forme de discrimination, les abbayas noires des femmes du Golfe. S'il est interdit de manger un sandwich en public pendant le ramadan, les hôtels de luxe servent discrètement de l'alcool aux étrangers. «Je ne paye pas d'impôt, je viens travailler en t.shrit, je peux aller faire de la plongée sous-marine le week-end. Que demander de plus ?», roucoule Rémi Vache, un expatrié français. Véritable hubb, l'aéroport accueille, chaque jour, des milliers de touristes en transit, nombreux à choisir de voyager dans les fauteuils moelleux d'Emirates Airlines, la compagnie nationale, fondée en 1985. Parfois, ils en profitent pour faire une halte de deux jours, le temps d'un détour au Dubaï Mall. D'une superficie de presque 1 million de mètres carrés, c'est le centre commercial le plus grand du monde.
Eblouis par cette vitrine aussi lisse que la page facebook de Cheikh Mohammed (107 126 fans au compteur !) , les visiteurs de passage en oublient l'envers du décor. A commencer par les conditions de vie déplorables de ces hordes d'ouvriers du Bengladesh, du Pakistan, de l'Inde. Véritables artisans du boom de Dubaï, ils travaillent parfois jour et nuit, pour environ 150 euros par mois, et logent dans des baraques en tôles. Au bout de la chaîne de production, ils sont aujourd'hui les premières victimes de la crise économique.
Les coulisses de Dubaï, c'est aussi le business de la prostitution, le blanchiment d'argent, ou encore l'affaire du viol, récent, d'un français que les autorités ont cherché à étouffer. Manque de chance : la mère du jeune homme était journaliste. L'année dernière, l'évacuation de centaines de cuvettes de toilettes dans la mer - faute d'un système de tout-à-l'égoût pleinement opérationnel - a bien failli, également, faire fuir les baigneurs. Autant d'incohérences que l'explosion de la bulle immobilière, provoquée par la crise internationale, rend aujourd'hui plus visibles. «Tout le monde a été séduit par ce miroir aux alouettes. Il a fini par se briser », relève le banquier Georges Ugeux, habitué du Golfe.
En un an, les prix des logements ont chuté de 40 %. A la tête des projets les plus faramineux, le conglomérat Dubaï World se voit aujourd'hui incapable d'honorer sa dette. L'erreur de départ de Dubaï, dit-il, « c'est d'avoir dépensé à tout va, en pensant que, de toute façon, Abu Dhabi, le voisin, riche en pétrole, serait capable de payer ». Question de caractère. « Cheikh Mohammed, c'est l'extravagance. Cheikh Khalifa - son cousin, à la tête d'Abu Dhabi-, c'est le pragmatisme, la discrétion et la sagesse », poursuit Georges Ugeux.
Sauf qu'après avoir volé, une première fois, au secours de Dubaï - il y a un an - Abu Dhabi en a assez de jouer les vaches à lait. « L'aide se fera au cas par cas », ont prévenu ses dirigeants. Pour Cheikh Mo, l'atterrissage est rude. « Au moins, il a eu le courage d'avancer, dans une région du monde mouvementée, où tout le monde a plutôt tendance à reculer », tempère Olivier Auroy, un expatrié français, qui préfère voir le « bon côté » de la crise : le retour en masse, dans les eaux du Golfe, des Bernard Lhermitte, depuis que les travaux du fameux « World » - une colonie d'îles en forme de planisphère - ont été interrompu.
Le 4 janviers, les stars risquent, elles, d'être moins nombreuses à venir assister, du haut de Burj Dubaï, au nouveau spectacle des grues à l'arrêt et des immeubles flambants neufs constellés de panneaux « to let » (« A louer »).