Xavier Casanova lance une nouvelle maison d'édition en Corse. Voici son interview. interview
1. Vous lancez une nouvelle maison d’édition alors qu’il existe déjà de nombreux éditeurs dans l’île. Pourquoi ?
Le nombre d’éditeur peut très bien ne refléter rien d’autre que l’illusion d’un travail facile. Et, en effet, apporter un fichier word à un imprimeur qui fera le reste n’est pas très compliqué. De même que déposer les exemplaires dans la soixantaine de points de vente de Corse. J’ai l’œil trop aiguisé pour ne pas flairer dès la première page le livre qui sent bon la bureautique et le traitement de texte. Et trop aiguisé aussi pour ne pas déduire de la configuration d’un rayonnage, et de son évolution en cours d’année, l’imprécision de certaines mises en place en librairie.
Les éditeurs sont, certes, nombreux. Mais les éditeurs de poids, dotés d’une vraie structure, prenant appui sur un catalogue développés se comptent sur les doigts de la main, pouce replié. Par ailleurs, je n’ai pas l’intention d’agir seul et contre tous. Je pense, au contraire, que les enjeux actuels imposent d’inventer des formes de collaboration permettant de mieux mutualiser les moyens. Attirer quelqu’un vers la lecture, c’est à la fois tirer un bénéfice immédiat du livre vendu, et escompter un bénéfice potentiel qui se réalisera sur le livre suivant : un parmi les multiples livres offerts à la vente. Tous les livres concourent ainsi à créer et entretenir la fidélité à la lecture. Une littérature n’existe qu’à travers la répétition de ce geste sur un ensemble de catalogues partageant un même air de famille. C’est ce sens de la parenté qui m’a incité, et qui continuera à m’inciter, autant que faire se peut, à jouer la carte de la coédition. Le premier titre sort en coédition avec A Fior di Carta.
2. Quels sont les caractères distinctifs de cette nouvelle enseigne ?
Sa créativité, sa réactivité, sa légèreté et sa souplesse. Autrefois, on appelait ça l’édition en chambre. Un téléphone et un carnet d’adresse y suffisaient. Tous les gestes éditoriaux peuvent se déléguer. Aujourd’hui, ajoutons un ordinateur, qu’il suffit de penser comme une tour de contrôle gérant à distance toutes ces délégations. Pour ce qui me concerne, c’est aussi un outil de production, ou tout au moins de création des modèles : ce sont ces modèles qui expriment le mieux les caractère distinctifs de ce que je n’appelle pas une enseigne, mais une griffe. Une simple signature, mais elle atteste que le produit qui la porte a bénéficié d’un traitement éditorial spécifique dont je ne dirais pas plus pour ne pas déflorer nos secrets d’atelier.
3. « La Gare » cela sonne un peu comme un défi, une provocation…
Les deux, mon capitaine. Ghisonaccia-Gare est un lieu planté au milieu de nulle part, là où les ingénieurs qui ont construit la voie ferrée, aujourd’hui désaffectée, ont posé la pancarte « Terminus », remettant à beaucoup plus tard la prolongation de la ligne jusqu’à Porto-Vecchio. Le symbole me plait. Le lieu n’est rien par lui-même, mais il prend vie tout simplement parce qu’il est devenu nœud de réseau vers lequel convergent, en éventail, les chemins qui desservent les villages du Fium’Orbu.
À la fin de la guerre, la route l’a emporté sur les rails. La Gare a plongé dans une douce somnolence, et Ghisonaccia s’est développée en bourgade. J’ai un jour posé mon sac à deux pas de la gare, dès que j’ai appris que la connexion à l’ADSL était une affaire de quelques semaines. Je ne me plains ni du climat, ni du paysage, ni du loyer : les trois m’ont trop longtemps agacé à Paris. Maintenant, ne me demandez pas qui je défie et qui je provoque, ils pourraient se reconnaître à travers ma réponse.
4. Votre premier ouvrage est un curieux mélange de photographies de textes en corse et en français. Est-ce ce qui vous a séduit dans le manuscrit ?
Sur cette question, vous allez me forcer à dévoiler un fonctionnement qui paraîtra incongru à toutes les personnes qui pensent l’édition comme un coup de cœur sur manuscrit. Ce qui m’a séduit, c’est l’auteur, l’homme, sa culture, ses compétences, sa personnalité et la qualité de son écriture. Il n’y a pas eu de coup de cœur sur manuscrit, mais complicité progressive sur échange de mails, jusqu’à un mail signalant un projet dormant dans ses cartons et sur lequel il s’était remis à travailler. Ce qui a réveillé mon goût du défi. Sans avoir rien vu ni rien lu, j’avais déjà décidé de donner au projet évoqué la forme d’un livre. J’ai donc demandé quelques exemples de poèmes et de clichés, avec lesquels j’ai immédiatement réalisé un prototype de huit pages, sans lire plus que ce qui permettait de proposer une architecture. Dans ma démarche, peu importe que je sois ou non séduit par le texte. Ce qui compte, c’est que je sois, à un moment donné, totalement persuadé que le livre sera séduisant.
À chacun son alchimie et son domaine d’excellence. Norbert Paganelli n’avait pas besoin de mon jugement, lui était bien plus utile ma capacité à transformer sa matière brute en produit fini, jusqu’au dernier détail. C’est lui qui a relevé le défi de l’écriture, et notamment la juxtaposition d’un commentaire poétique en corse et d’un autre en français. C’est lui qui a relevé le défi d’une édition bilingue où les deux textes ne seraient pas vraiment la traduction d’une langue à l’autre, laissant à chaque idiome sa part d’autonomie vagabonde. C’est ce défi que j’ai jugé séduisant. Il l’a relevé du côté du texte et de la sélection des images. Je l’ai relevé en essayant d’asseoir l’ensemble dans une architecture qui le porte. Et notre défi commun, dans ses multiples dimensions, sera réussi si plus rien ne transparaît de toutes les provocations qu’il comporte, de part et d’autre.
5. Mais pourquoi ne pas avoir opté pour des poèmes traduits plutôt que pour des poèmes autonomes les uns par rapport aux autres ?
Norbert Paganelli, et il l’explique fort bien dans son introduction, était parti sur le principe d’une traduction de ses textes qu’il avait initialement rédigés en français. D’après ce que j’ai compris, la translation n’a pu se faire, il a estimé que la version française possédait quelque chose d’indicible en langue corse et il a fini par écarter cette piste alors que la traduction était déjà effectuée. Selon lui, le fait générateur de ces textes était la photo qu’il avait sous les yeux, c’est donc vers ce cliché qu’il s’est à nouveau tourné en reprenant sa plume, cette fois trempée dans l’encre corse. En fixant son regard sur un texte pour enfanter un autre texte, il perdait, en effet, le contact direct avec l’image. Il l’a renoué en posant, à nouveau, sur le cliché, son regard de corsophone.
6. De la poésie, des images allez-vous poursuivre dans cette ligne éditoriale ou bien les autres ouvrages seront-ils différents ?
Tout livre qui se tient a sa part d’image et de poésie. La moindre trace sur la page blanche fait déjà image et le moindre mot poème. De ce point de vue, la ligne éditoriale sera suivie, quand bien même les ouvrages seraient très différents. Néanmoins, j’attache beaucoup d’importance au format, et face à la prolifération d’écrans de plus en plus grands, je me sens très fortement attiré par les livres de petit format et les effets de concentration qu’ils induisent : ils peuvent encore s’embrasser du regard, se serrer dans les mains et être dévorés dans toutes les positions d’abandon. C’est ce lien sensuel à l’objet livre qui tient lieu de porteuse, sur la ligne éditoriale que j’entends développer.
Par ailleurs, de bouche à oreille, le lien sensuel à la langue corse est très fort. Il précède la compréhension, et résiste aux incompréhensions ; ce qui s’atteste, par exemple, à travers la chanson. Reste à développer et amplifier le lien sensuel de l’œil au corse écrit. C’est à la fois affaire d’écriture, de typographie et d’architecture du livre. Pour le plus grand bonheur des corsophones, qui ne demandent qu’à être davantage corsolectes. Et même, sous de subtiles formulations plus homéopathique, pour le plus grand bonheur des simples corsophiles. C’est ce que j’entends expérimenter, sur la porteuse du lien sensuel à l’objet livre et aux formes sensibles qu’il véhicule.
Le dossier de presse (avec un extrait)
La micro-vidéo publiée sur YouTube
La micro-vidéo publiée sur Daily Motion
Le billet déjà publié sur Isularama
http://www.youtube.com/watch?v=0leXI2JY2ss