"L' Aigle et le Dragon" Gillian Bradshaw. Roman. Actes Sud / Errance, 2006.
Traduit de l'anglais par Iaroslav Lebedynsky.
En l’an 175 de notre ère, le divin empereur Marc-Aurèle remporte une victoire décisive sur les tribus Sarmates basées entre le Danube et l’Oural.
Le peuple Sarmate est composé de tribus nomades dont les plus importantes sont les Iazyges, les Roxolans, les Siraques et les Aorses. Ces nomades de la steppe ont basé leur économie sur l’élevage de chèvres, de moutons, de bovins, mais aussi et surtout de chevaux, animaux fort prisés pour leur utilité lors des combats, les armées Sarmates étant principalement composées de cavaliers, archers montés et de lanciers lourds. Cette combinaison de tireurs légers et mobiles et de cavaliers cuirassés capables de charges impressionnantes a fait des Sarmates de redoutables adversaires pour les armées romaines chargées de défendre les limites orientales de l’empire contre les razzias et incursions de ces tribus belliqueuses.
Cependant, les armées impériales réussissent, en 175, à infliger une sévère défaite aux Sarmates Iazyges dans la plaine de Hongrie. Le roi Sarmate Zanticos se vit alors contraint de cesser les hostilités. Pour sceller la fin des hostilités, les Sarmates se voient contraints de fournir à l’empire romain huit mille de leurs cavaliers qui seront employés dans les armées au titre d’auxiliaires. Ces troupes ne seront pas déployées sur le théâtre de leurs actions passées mais envoyées dans des provinces lointaines de l’empire, cet éloignement limitant les possibles rébellions de ces troupes contraintes de vivre dans un pays étranger où les populations locales ne pourront pas leur apporter de soutien. De plus, ces armées d’auxiliaires seront dirigées (sous la responsabilité d’officiers romains, cela va de soi.) par des membres de la noblesse Sarmate, princes et chefs de clans, qui se verront ainsi privés du renfort éventuel de leurs peuples respectifs en cas de soulèvement éventuel.
Lorsque débute le roman de Gillian Bradshaw, la première vague d’auxiliaires Sarmates arrive à Bononia (Boulogne) après une chevauchée d’une cinquantaine de jours depuis Aquincum (Budapest). Mais Bononia n’est pas la destination de ce voyage. Le port gallo-romain n’est que la dernière étape qui va mener ces nomades vers l’île de Bretagne où les troupes vont être employées à protéger les populations des incursions des tribus pictes de l’actuelle Écosse en renforçant le dispositif défensif mis en place par les armées romaines le long du Mur d’Hadrien.
Les troupes Sarmates respectivement commandées par trois princes : Archak, Gatalas, et Ariantès, qui est la narrateur et personnage principal du roman, vont ainsi rejoindre cette île de Bretagne qu’ils ne tarderont pas à qualifier d‘« île des fantômes ». Pour ces hommes, en effet, habitués à vivre dans des chariots de bois et de feutre, les habitations de pierre qu’ils découvrent en Bretagne ne peuvent que leur évoquer des tombeaux. Pour eux, il n’est pas concevable qu’un être vivant puisse vivre à l’abri de murs de pierre. Mais cette appellation de « fantômes » est aussi valable pour eux, Sarmates, qui ont du tout quitter, famille, honneurs, domaines, pour devenir les instruments d’une puissance étrangère et ainsi mettre définitivement fin à leur existence passée.
Le prince Ariantès éprouve particulièrement ce sentiment d’être mort, sa femme et son enfant ayant été massacrés par les troupes romaines durant la guerre. Exilé au bout du monde connu, dernier survivant de sa famille, Ariantès n’a plus que son honneur à défendre en respectant le pacte conclu entre son peuple et l’empire romain, pacte qui lui enjoint de défendre et d’assister les ennemis d’hier. Cet engagement d’Ariantès ne sera pas du goût de ses pairs, les princes Archak et Gatalas qui dissimulent à peine leur rancœur contre ceux qui les ont vaincus.
Ariantès aura fort à faire dans cette île de Bretagne pour calmer les esprits échauffés des princes Sarmates, prompts à s’enflammer et à se révolter contre l’autorité de Rome, d’autant plus que dans l’ombre, quelque un semble attiser leurs velléités d’insoumission. En effet, l’île de Bretagne, pacifiée depuis plusieurs décennies dans sa partie méridionale, n’a pas oublié la résistance à l’envahisseur romain incarnée par la reine Boadicée des Icènes plus d’un siècle auparavant, et il semble que des forces mystérieuses s’attachent à réitérer le soulèvement des nations bretonnes afin d’éradiquer de l’île toute trace de l’occupation romaine.
« L’aigle et le Dragon », par son propos et son intrigue est à classer dans la catégorie des polars historiques, genre littéraire que j’affectionne particulièrement même si parfois les résultats s’avèrent moyens. Parfois en effet, le côté polar prend le pas sur l’aspect historique, nous offrant une intrigue alléchante au détriment d’un contexte temporel qui n’a souvent pour utilité que de servir de toile de fond. Dans d’autres cas, c’est l’inverse qui se produit, la reconstitution historique est talentueuse mais l’intrigue, quant à elle, laisse un peu à désirer. C’est le cas pour « L’Aigle et le Dragon », un roman qui s’attache à respecter le plus fidèlement possible la réalité historique mais qui manque un peu de piquant et de surprises en ce qui concerne le canevas de l’action proprement dite.
Ceci dit, ce roman a le grand mérite de nous plonger dans l’univers méconnu de ce peuple Sarmate et de nous décrire, au moyen des différents personnages rencontrés au fil du récit, les différents stades d’assimilation à la romanité tels qu’on pu les vivre les habitants des pays colonisés par l’empire romain.
Il est à noter que le traducteur de ce roman, Iaroslav Lebedynsky, est un spécialiste du peuple Sarmate, ayant lui-même publié un ouvrage sur ce peuple (« Les Sarmates » Éditions Errance, 2002). Qui, en effet, mieux que lui, aurait pu - à travers sa traduction et l’intéressante postface qu’il nous livre à la fin du récit - nous offrir ce roman au contexte passionnant et original ? Grâce à Gillian Bradshaw et Iaroslav Lebedynsky, les Sarmates, ces fiers nomades qui scalpaient leurs victimes et buvaient dans les crânes de leurs ennemis vaincus, ces cavaliers cuirassés qui furent un temps la terreur des armées romaines, revivent et chevauchent dans les plaines de notre imaginaire.
Stèle funéraire de Chester (Grande-Bretagne) représentant un cavalier Sarmate