J’ai lu récemment un article de Jérôme Garcin où il remarque avec une perspicacité hors du commun la persistance dans le discours contemporain du mot "juste", d'où le titre de l'article, "c'est juste insupportable". (http://bibliobs.nouvelobs.com/20091204/16251/cest-juste-insupportable#) On le retrouve en ce moment dans de nombreuses expressions comme « c’est juste adorable », « c’est juste génial ». Il prend pour exemple la phrase suivante " c'est juste prodigieux", en notant que le mot juste n'est pas employé dans sa valeur "légitime" (drôle de qualificatif pour un mot mais passons), qu'il suffirait donc de dire: "c'est prodigieux". Il suffit de se pencher sur le discours pour pourtant constater que dire "juste", c'est insister sur le caractère exceptionnel d'une chose et son homogénéité comme preuve de sa qualité. M. Garcin qualifie ensuite ce mot de "pustule syntaxique". Comme de nombreux intellectuels de son temps, il récuse ces expressions boboisantes ou jeunes qui n’avaient pas cours jusqu’à lors dans la langue française, ce discours boutonneux et adolescent qui pourrit notre belle langue française. Et les lecteurs de commenter cette « mode », de déplorer cette généralisation d’expressions multiples qui se propagent comme une maladie. Maladie ? pas si sûr. Pourquoi toujours considérer tout ce qui ne fait pas partie de la langue canonique comme des atteintes à langue ? Ce sont ces mêmes personnes qui, érudites, sont capables de vous faire l’historique des mots, du latin à l’ancien français. La langue change et le plus passionnant en elle, c’est sans doute ce qui est en mouvement. Ce que j’aime chez un auteur, c’est son style, c’est de voir comme le mot « merde » apparaît en poésie, comment l’artiste se fait sien un mot que la langue rangeait dans la classe des bâtards. Lorsqu’on est professeur de lettres, critique littéraire, on regrette que l’on dise « juste », « trop » « après que + l’indicatif », on a en horreur les expressions à la mode comme « pas de souci », « vachement », « carrément », on rêve de retirer de la bouche des jeunes gens les « bolos », « meuf », « keusse », « mdr », « c’est mort », « c’est chantmé », « psychoter » et j’en passe. Et c’est bien normal. Mais lorsqu’on est poète, on ne peut pas tenir cette posture heureusement conservatrice face à la langue. Au lieu de jeter des tomates sur « la mode », pensons que la langue n’a évolué que par la langue du peuple, par la langue à la mode. Pourquoi disons-nous « juste » ? A quel type de pensée cette expression renvoie t- elle ? Pourquoi dire « trop » et non « très » ? De nombreuses réponses sont possibles, certains diront qu’il ne s’agit que d’un défaut de langue, mais on peut leur répondre que de défaut, il finit par devenir endogène à la langue et prend du sens. Dire « trop » n’est pas le simple équivalent dégénéré de « très ». Et il est très intéressant de constater à quel point certaines expressions réactivent des sens étymologiques qui n’étaient plus perçus dans la langue présente. Bien sûr, il ne s’agit pas d’encourager l’illettrisme. Il est nécessaire d’enseigner le bon usage de la langue. Mais la posture systématiquement normative des linguistes, professeurs, critiques, journalistes se heurte à la réalité d’une part, parce que la moitié de ces mots finiront dans le dictionnaire, et à la curiosité amoureuse de la langue d’autre part, parce que rien n’est plus intéressant que de regarder la langue en construction, en perpétuelle évolution. Le discours précède la langue, non l'inverse et c'est juste passionnant.
Il est fascinant d’observer comment la langue évolue rapidement, dans la bouche même de ceux qui dénient la littérature, et comment elle peut être figée dans celle de ceux qui la défendent. Le poète devrait être attentif aux moindres mouvement de la langue, y compris ceux qui la dégradent apparemment. Un poète ne sera jamais un homme qui écrit bien, mais un homme qui crée du langage. Cette banalité impose pourtant à la fois de défendre la langue dans son état présent et de la regarder changer avec bienveillance, voire intérêt, dans le quotidien. La leçon que donne le réel à la poésie et au poète, c’est celle du mouvement.
Note bene : On peut lire ce discours –irritant- prononcé à l’Académie française :
http://www.academie-francaise.fr/immortels/discours_5academies/poirot.html
Nos vieux barbons barbus y déplorent la langue des jeunes et se demandent comment faire pour que leur jactance n’envahissent pas dans quelques années les amphis et les maisons. Ils sont persuadés que tout ce qui se dit aujourd’hui le sera demain. Le discours a le mérite de poser un problème essentiel : celui de la transmission. Comment transmettre la langue, la faire aimer et respecter avant toute chose. Il est même temps symptomatique du discours académique et universitaire qui rejette en bloc l’argot des jeunes gens et des moins jeunes d’ailleurs. Rassurons-les, tant qu’il y aura des hommes il y aura des poètes. Tant qu’il y aura des académiciens, il y aura… rien n’est moins sûr –