Du bout de la baguette au bout de la plume

Par Linh

Je me suis souvent demandé s’il existait une façon de mettre en équation nos émotions, nos sentiments, nos souvenirs. Un ami, chercheur en mathématiques et sociologie appliquées parvient sans hésitation à corréler mathématiquement un comportement à son environnement, alors pourquoi pas?

Et j’ai l’impression parfois de le faire aujourd’hui.

La culture vietnamienne est une culture à forte dimension orale. Pour des raisons culturelles mais aussi historiques, c’est par les mots et les gestes que la transmission des valeurs, des savoirs et des savoir-faire s’est effectuée et s’effectue encore aujourd’hui. J’ai reçu récemment un message d’une grande cousine très âgée qui vit toujours au Vietnam, dans lequel elle me dit : ” voir une fois vaut mieux que lire cent fois, faire une fois vaut mieux que voir cent fois”…bien évidemment elle me parlait de cuisine. Elle, qui tint deux grands restaurants végétariens à Saïgon, saurait mieux que quiconque écrire ses secrets. Et pourtant nulle part ils n’existent, ou du moins si, ils existent : dans sa mémoire olfactive, gustative, et dans ses mains. Et aller la voir est aujourd’hui la seule façon de recueillir ses merveilleux secrets de cuisine dont je garde toujours un souvenir ému.

Je cuisine sur des souvenirs, des odeurs, des textures. Lorsque je cuisine, balance et doseur sont remplacés par mes sens. Et mes sens recréent un souvenir, une émotion, une joie. C’est alors qu’ils me signifient d’ajuster mes ingrédients et mon geste.

D’ailleurs, chaque fois que je me fais expliquer une recette, l’explication se termine invariablement par une expression très courante : “nem nem”. Je vous passe la prononciation très différenciée des deux termes mais ils signifient, dans l’ordre ” assaisonnez, goûtez”. Et sans surprise, c’est dans les derniers gestes, ceux qui ne sont pas dits, que se grave la signature familiale.

Lorsque je prends ma plume pour transcrire ingrédients et recettes, je n’écris rien d’autre qu’une feuille de route. Une route qui me semble relier par les sens hier à demain, mes aînés à mes descendants.

Voilà pourquoi le travail d’écriture de recettes familiales est très intime. Ce n’est pas une simple compilation d’ingrédients et d’étapes. C’est avant tout le partage de souvenirs sur plusieurs générations, et dans mon cas, un fil, qui permet de maintenir au chaud la joie et le plaisir aux côtés de l’Histoire.

Je viens de recevoir un SMS très touchant ce matin de J., la petite amie de mon cousin, qui a expérimenté hier la recette du Xoi Vo : ” Effet Madeleine de Proust pour ton cousin, super découverte gourmande pour moi”. Merci J., je suis comblée…

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