Nos grand-parents auraient sans doute peine à l'imaginer mais c'est aujourd'hui un phénomène bien établi : quand on veut se procurer quelque chose il est de bon ton, en ce début de XXIème siècle où l'on vient de commémorer naïvement (façon dominos) la chute du mur de Berlin et où à peu près tout est disponible sur internet, il est de bon ton donc de faire la queue. Que l'on veuille le dernier iPhone ou l'ultime volume d'un roman fleuve pour ados, on est prié de prendre son ticket et de patienter dans la rue, si possible en pleine nuit. Et de faire un sourire à la caméra en prime.
Plus étonnant encore le phénomène n'est pas le propre de la culture mainstream. La contre-culture, ou tout au moins celle qui passe pour telle en ces temps de grand vide idéologique, s'est elle aussi emparée de cette sale manie de la queue. Et puisqu'il s'agit de mimer la grande distribution dans ce qu'elle a de plus lamentable tout en tirant cependant son épingle du jeu ("street credibility" qu'ils disent), les queues branchées n'ont rien trouvé de mieux à faire que d'accentuer jusqu'au ridicule le pire aspect de ce type de commerce, à savoir l'idée d'exclusivité.
Le dernier exemple en date nous vient de la marque Supreme qui mettait en vente, le 19 novembre dernier dans ses boutiques de New York et de Los Angeles, une série de planches de skate ornées du fameux motif à poids de l'artiste anglais Damien Hirst. On se serait cru devant chez Original Fake, à Tokyo, quand Kaws annonce la commercialisation de l'un de ses nouveaux jouets, comme ce fut encore la cas en mars de cette année à l'occasion de la sortie de son Be@brick dissected.
Pour information, la palme du genre reviendrait, selon la mythologie urbaine en vigueur, à une queue de 11 jours devant un shop de Hong-Kong provoquée par l'annonce de la mise en vente d'une paire de Nike exclusives, la Diamond Dunk Low Pro SB pour être précis.
Original Fake x MEDICOM BE@RBRICK - The Line-Up from Freshnessmag.com on Vimeo.
On l'aura compris, le branché ne fait donc pas la queue comme sa petite soeur simplement désireuse de mettre la main sur le dernier Harry Potter avant ses copines de classe. Il prend lui son tour dans la file mu par la volonté de se procurer ce que les autres membres de sa tribu ne pourront tout simplement pas posséder. Au bout du compte peu importe la nature même de l'objet tant désiré. Il n'est pas nécessaire en effet d'être fin psychologue pour comprendre que quand quelqu'un est prêt à faire la queue pendant 24 heures pour acheter une planche de skate ou des sneakers, ce n'est certes pas pour se payer une planche à roulettes ou une paire de chaussures (et encore moins une barre chocolatée) mais bien pour être associé à ce qu'elles représentent, à savoir la caste privilégiée de ceux qui auront su s'en rendre acquéreurs. En d'autres termes, le fétichisme de l'objet marchant est ici porté à son paroxysme et est utilisé comme levier servant à l'édification d'une forme contemporaine d'aristocratie fondée non plus sur la valeur supposée de ses représentants mais bien sur la valeur marchande de ce que ces derniers sont à même de se procurer.
On comprend de ce fait une autre constante propre à la queue "hype", à savoir son auto-médiatisation. Que la queue soit longue d'une rue ou d'un block, qu'il faille y prendre place au petit matin, la veille ou une semaine à l'avance, qu'elle soit provoquée par une paire de chaussures, une planche de skate ou un jouet, un phénomène se répète systématiquement : les boutiques concernées s'empressent de prendre en photo la file s'étirant devant leur échoppe, quand ce ne sont pas les "queutards" eux-mêmes (je suis pas certain du terme là...) qui s'en chargent, utilisant la "hyposphère" (Hypebeast, Freshnessmag et autre Highsnobiety...) en temps presque réel pour relayer l'"info". A l'inverse de l'habitant des pays de l'Est qui naguère baissait la tête en faisant la queue pour se procurer sa pitance quotidienne, le branché n'a pas honte de sa propre aliénation. C'est qu'elle est volontaire Monsieur ! Et puis, et peut-être surtout, il ne suffit pas de s'être rendu acquéreur de l'objet rare, encore faut-il que cela se sache...
Dans "Lipstick Traces", Greil Marcus utilise le concept de Konsumterror qu'il attribue à Ulrike Meinhof pour rendre compte de ce type d'aliénation volontaire. Evoquant le système de vente de billets de concert mis en place par Michael Jackson pour sa tournée de 1984 - système grâce auquel l'acheteur d'un ticket n'était pas même certain d'obtenir au bout du compte une place pour un des concerts concernés -, il écrit : "C'était aussi une version de ce qu'Ulrike Meinhof avait appelé la Konsumterror - le terrorisme de la consommation, la peur de ne pas être capable d'obtenir ce qu'il y a sur le marché, l'agonie qu'on éprouve à être le dernier dans la queue, ou à manquer d'argent pour rejoindre la queue : faire partie de la vie sociale. Partout dans le pays, les gens devenaient joyeusement effrayés par des tickets qu'ils pourraient n'être pas en mesure d'acheter même s'ils pouvaient se les offrir, des tickets qui les inscriraient dans le tout ou dans le rien, des tickets qui, alors que le processus d'humiliation et d'excitation était en marche, n'étaient même pas en vente". Et Marcus d'ajouter : "ils consommaient leur propre geste de consommation".
On pense évidemment aussi ici au fameux photo-montage de l'artiste américaine Barbara Kruger qui, en 1987, proposait ce terrible détournement du cogito cartésien à la sauce consumériste : "I shop therefore I am" ("j'achète donc je suis").
On ne peut aujourd'hui que se désoler de constater que ce diagnostic proposé par ces deux représentants d'une certaine contre-culture, vaille également de nos jours pour ce qui précisément voudrait faire office de contre-culture. Comment en effet se prévaloir de la contre-culture quand on n'a de cesse de reproduire, au sein même du milieu concerné, les pires penchants (entre autres choses donc la distinction par la possession de produits marchands) du macrocosme censément critiqué ? De même, si les mots ont encore un sens, comment admettre que des artistes se revendiquant plus ou moins directement du pop-art en mettant en vente des produits manufacturés, le fassent de telle manière (soit en série excessivement limitée, à tarif exorbitant et selon un mode opératoire foncièrement humiliant) qu'ils ne s'adressent bien évidemment pas au plus grand nombre mais à une simple bande de "happy few" ?
Que des marques et des boutiquiers tentent de détourner des mouvements culturels minoritaires pour développer ce qui devient entre leurs mains de simples marchés de niche, ce n'est certes pas nouveau et c'est dans l'ordre des choses. Que les participants à ces mêmes mouvements culturels (les artistes comme leur public) se montrent dupes de cet état de fait au point de renier ce qui est censé être leurs valeurs, voilà qui est beaucoup plus préoccupant.