Les infos françaises ont relayé le déroulement d'une éclipse solaire dans le ciel asiatique ce jour. Premier coup de bol monumental, il s'agissait de la plus longue éclipse du siècle. Deuxième coup de bol tout aussi monumental, Suzhou était situé au cœur de la zone d'ombre. Pour quelqu'un qui a la tête un peu dans les étoiles et qui vit à Suzhou, il s'agissait là d'une aubaine tenant du miracle.
Et puis, cette année, c'est l'Année Mondiale de l'Astronomie, et cette éclipse en constituait le deuxième évènement majeur, après le quarantième anniversaire du premier pas sur la Lune, il y a tout juste deux jours. Bref, tous les éléments étaient réunis pour faire de ce moment un moment exceptionnel.
Depuis quelques semaines, nous avions tout prévu avec Caili : elle avait acheté sur internet un grand nombre de paires de lunettes étudiées pour deviser l'évènement céleste, qu'elle a grassement redistribué à ses connaissances, assurant la promotion du moment. De mon côté, j'ai fais les frais d'un nouveau trépied pour ma caméra -j'avais cassé le précédent à Huanghsan il y a deux ans-, histoire de filmer les astres sans que ça ne remue dans tous les sens. Hier après-midi, j'ai fais des tests, ai briqué mon téléobjectif, découpé un morceau des lunettes « spécial éclipse » pour voir si le filtre tenait correctement sur l'objectif, vérifié la pile d'un thermomètre digital pour évaluer la baisse de température durant l'éclipse, etc...
Nous avions programmé nos réveils à six heures ce matin, l'éclipse démarrant à huit heures et demie pour se terminer à onze heures. La durée durant laquelle la lune occultait totalement le soleil couvrait cinq minutes -de neuf heures trente-cinq à quarante-, ce qui est exceptionnel : Suzhou n'a pas vu passer d'éclipse aussi longue depuis les Ming, au XVIème siècle. Et la prochaine fois qu'un évènement d'une telle durée se déroulera, tous ceux que nous connaissons où que nous serons amenés à connaître jusqu'à la fin de notre existence, voire celle de nos enfants, de nos petits-enfants, ou de nos arrières petits-enfants, auront disparu depuis des lustres.
C'est à se demander pourquoi on va au bureau tous les matins.
Le programme était le suivant : lever à six heures, et départ à sept pour Jinjihu, dont la traduction française serait « le lac du poulet d'or ». Ne riez pas : ça sonne très bien en mandarin. En arrivant à sept heures et demie au lac, une heure avant le démarrage de l'éclipse, j'aurais eu amplement le temps d'interviewer des chinois. Car l'objectif, au-delà de participer à un moment astronomique mémorable, était d’en faire un épisode atypique de la série « en Chine avec l’expat », pour que dans trois cent cinquante ans, quand la prochaine éclipse aura lieu dans le ciel de Suzhou, on puisse se souvenir de mes œuvres. Le sujet était original, et me séduisait autrement qu'une sempiternelle visite d'un coin touristique.
Manque de bol, ce ne sera pas le cas ! Quand nous nous sommes levés, le temps était très gris ; et comme de la pluie était annoncée, plutôt que d'aller jusqu'à Jinjihu qui est à l'autre bout de la ville, nous nous sommes cantonnés à Xumen, un joli parc avec un grand pont traditionnel, aux abords d'un large canal, à deux pas de chez nous.
Nous sommes arrivés à Xumen, et ma première surprise, c'est que presque personne n'était là pour attendre l'éclipse. Il n'y avait pas une dizaine de pékins, et la plupart étaient des touristes occidentaux, juchés en haut du pont, tentant de discerner le soleil à travers des nuages bien sombres.
Comme il restait encore presque une heure et demie avant le démarrage de l'éclipse, je suis descendu au pied du pont avec Caili, ai pris le temps de chiader un cadrage un peu sympa avec le dit pont en arrière-plan, histoire de filmer une première séquence où, devant la caméra, avec mes lunettes solaires au nez, j'aurais fais un petit laïus que je répétais depuis quelques jours, et que j'aurais inclus dans le reportage en guise d'introduction.
J'avais à peine tout installé pour ce premier plan, prêt à crier « moteur, action ! », que la pluie a commencé à tomber. Connaissant le climat ici, on s'est abrité sous un arbre en attendant que ça passe. Mais voilà : ça n'est jamais passé. A chaque fois qu'il y avait une accalmie, et qu'on se disait « super, on va pouvoir commencer », il repleuvait de plus belle la minute d’après, jusqu'à ce qu'on se retrouve sous des trombes d'eau. Les rares quidams venus assister à l'évènement ont déserté l'endroit, même les étrangers, qui ont du venir de bien loin pour rien si l'éclipse était la raison de leur voyage.
Et le ciel continua à se noircir de nuages. Nous sommes allés nous abriter au magasin de Caili, qui n'est pas bien loin. On en a profité pour se sécher. Et puis, vers neuf heures moins le quart, voyant que le ciel était toujours impénétrable, que la pluie redoublait, et qu'il n'y avait plus rien à espérer, nous sommes rentrés chez nous.
Arrivés à l'appartement, je ne me suis pas avoué vaincu. J'ai eu la chance d'assister à une première éclipse il y a dix ans en Normandie, et le souvenir que cela m'a laissé reste magique. Même sans pouvoir voir le soleil à travers les nuages, je voulais revivre ça. Par contre, en quatre-vingt dix-neuf, le ciel était dégagé, et j'avais pu faire une vidéo assez sympa.
J'ai installé ma caméra sur le trépied et sur le balcon. Celui-ci est orienté plein sud, et je ne pouvais donc voir l'est, où se trouvaient la Lune et le Soleil. De toute façon, on n'y discernait qu'une masse nuageuse, et point d’astre. Pendant ce temps, Caili se posait devant la télé pour suivre la retransmission de l'éclipse depuis d'autres endroits de Chine. Il était neuf heures et quart, soit vingt minutes avant la couverture totale du Soleil par la Lune. Et j'ai laissé la caméra tourner pendant une demi-heure.
Caili m’a étonné : alors qu'elle pouvait jouir du spectacle à l'extérieur -certes, sans voir ni le Soleil ni la Lune, mais pouvant au moins assister au passage rapide jour / nuit / jour- et vivre l'émotion du moment, elle a préféré s'installer devant la télé qui proposait cela en direct, avec la vue de la Lune couvrant le Soleil à travers l'objectif de caméras sophistiquées, prétendant qu'on voyait mieux. C'est marrant, et assez décevant, cette manière de s'approprier l'instant. A mon sens, l'essentiel, c'est ce qu'on ressent, et pas obligatoirement ce qu'on voit.
La lumière a commencé à baisser entre neuf heures trente et trente-cinq. La température était de 28,7°C. Dans mes souvenirs, il y a dix ans en Normandie, le ciel s'était assombri lors de l'éclipse totale, comme s'il s'agissait d'un crépuscule en pleine journée. Aujourd'hui, la baisse de luminosité ne s'est pas cantonnée à un crépuscule : très rapidement, et pendant cinq minutes, nous nous sommes retrouvés en pleine nuit. L'éclairage municipal s'est déclenché, et quelques individus sont sortis sur leur balcon, ou ont passé la tête à travers la fenêtre de leur bureau, et on a perçu quelques exclamations. Caili a abandonné sa téloche un instant, pour clamer sa stupeur à la fenêtre. Mais le jour n'était pas encore revenu qu'elle s'était déjà reposté devant le poste.
Bref, même si le Soleil et la Lune nous ont snobés, il reste ce moment-là, incroyablement étonnant, de nuit totale en plein jour. On ressent quelque chose de très particulier, que personnellement, j'ai du mal à rapprocher d'une autre impression. C'est un cocktail de crainte – même si l’issue du phénomène est connue, il subsiste toujours une peur inconsciente que le jour ne se lève plus jamais-, d'excitation, d'émerveillement et de magie face à un phénomène qui, pourtant, est parfaitement naturel. Pour tout cela, même si encore une fois je n'aurais pas pu voir ni Soleil ni Lune, c’était formidable. En comparaison, là où l'éclipse normande avait duré deux minutes, celle-ci en a duré cinq. Et où, en Normandie, nous avions été témoin d'une baisse de luminosité, j'ai eu ce matin droit aux ténèbres complètes. Au solde de ces cinq minutes, mon thermomètre affichait 27,7°C : l'environnement s'était rafraîchi d'un degré.
J'ai fais un montage très simple du plan-séquence que j'ai filmé par le balcon ce matin, et vous le propose ci-dessous pour que vous puissiez profiter de l'évènement par procuration, et réaliser à quel point le passage du jour à la nuit, puis de la nuit au jour, est exceptionnellement rapide : en moins d’une minute, les ténèbres furent complètes. Bonne projection !
Trois courtes notes à l’attention du lectorat :
Tout d’abord, j’ai antidaté la publication du présent article, le postant en réalité début décembre. Je l’ai fais car son écriture –comme l’indique le contexte du récit-, ainsi que le montage ci-dessus, ont été achevés le jour-même de l’évènement, le 22 juillet 2009. Et si j’avais pu, je l’aurai publié le jour-même.
Ensuite, le film n’a pas été posté sur Youtube comme à l’accoutumée, mais sur Wat. A l’heure où je publie, deux autres épisodes de la série « en Chine avec l’expat » sont prêts –le premier épisode est proposé dans le précédent article-. Si je ne les ai pas aussi publiés sur Wat, c’est du fait de la piètre qualité du résultat comparativement à Youtube. Car même si Wat permet de poster des métrages de trente minutes contre dix seulement sur Youtube, la taille maximum tolérée d’un film est de deux cent mégas, contre cinq cent sur Youtube. Or, cinq cent mégas, c’est la taille nécessaire d’un épisode de « en Chine avec l’expat » pour être projeté en haute définition. A deux cent mégas –et j’ai fais le test sous Wat-, le résultat ne me satisfait guère, les pixels étant gros comme des glaçons.
Par contre, le lectorat de Chine est confronté à la censure de Youtube depuis le printemps dernier -Quel bonheur d’habiter dans un pays communiste-. Aussi, je ne peux y publier les deux épisodes précités depuis la Chine. Je m’en acquitterais durant les fêtes, lors de mon passage annuel en France. Et que ceux qui suivent le blog depuis la Chine se rassurent : à l’occasion de la publication de ces deux courts-métrages, je leur donnerais tous les tuyaux nécessaires pour pouvoir échapper à la censure et les visionner en toute impunité.
Pour finir, les habitués auront remarqué une refonte graphique du blog, intervenue courant octobre, et qui va dans le sens de l’évolution que je
souhaite donner au blog, même si les repères restent similaires à la version précédente. Car ce n’est pas parce que je n’ai rien publié depuis mars que je n’ai pas travaillé sur la
question ! J’ai certes délaissé l’écriture, mais dans le seul but de vous offrir plus de courts-métrages… Démarche que l’autorité chinoise a brisé net en empêchant l’accès à Youtube.
Rassurez-vous : dès le prochain article, je vous expliquerais comment contourner tout cela.