La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a refusé d’entériner la solution rendue précédemment dans un arrêt de Chambre au sujet du refus d’une Assemblée parlementaire de lever une immunité à la demande de l’élu qui en est bénéficiaire. Cette affaire atypique concerne un député turc poursuivi pénalement pour des faits qu’il aurait commis dans le cadre de l’exercice de son ancienne profession, avant son élection. Or l’immunité parlementaire, qui suspend toute possibilité d’action pénale durant son mandat, fait obstacle à son souhait de se défendre immédiatement de ces accusations et d’éviter ainsi que la suspicion pèse sur lui trop longtemps. Sa demande de levée de sa propre immunité fut cependant refusée par l’Assemblée nationale turque.
Tout comme l’avait relevé la formation de Chambre (Cour EDH, 2e Sect. 8 juillet 2008, Kart c. Turquie, Req. no 8917/05 - v. la lettre actualité du 9 juillet 2008 : ), la Cour constate que la présente affaire pose « une question de droit nouvelle » (§ 66). Si, par le passé, l’immunité parlementaire a déjà été analysée par la Cour (v. § 64-65), il s’agit « pour la première fois, [d’un cas où] c’est le bénéficiaire d’une inviolabilité parlementaire qui se plaint de ne pouvoir être jugé » (§ 66). La Grande Chambre n’a d’ailleurs aucun mal à reconnaître en l’espèce l’applicabilité de l’article 6 (droit à un procès équitable) et en particulier du « droit de tout accusé de voir sa cause jugée par un tribunal dans un délai raisonnable » (§ 67). Car si « l‘inviolabilité parlementaire n’est qu’un aménagement de procédure qui ne fait pas échapper le parlementaire aux conséquences de ses actes » (§ 69), « les vicissitudes d’une procédure pénale s’inscrivant dans la durée s’accompagnent généralement d’une stigmatisation de l’auteur allégué d’une infraction » (§ 70).
La divergence avec la solution de chambre va cependant se former lors de l’analyse au fond, au terme d’une longue motivation. A ce stade, la Cour reconnaît la légitimité de l’immunité parlementaire qui sert « la protection d’une démocratie politique effective, pierre angulaire du système de la Convention , dans la mesure notamment où [elle tend] à protéger l’autonomie législative et l’opposition parlementaire » (§ 81). Certes, la Cour énonce que cette légitimation de l’immunité par sa « finalité institutionnelle » (§ 91) ne suffit pas, mais elle pèsera lourd dans son raisonnement. D’ailleurs, le « contrôle de proportionnalité […], du juste équilibre à ménager entre l’intérêt général que constitue la préservation de l’intégrité du Parlement et l’intérêt individuel du requérant » (§ 93) est lui aussi réalisé à la lueur « des exigences de préservation de la finalité institutionnelle de l’inviolabilité parlementaire » (§ 95) ainsi que de l’idée plusieurs fois réaffirmée que « l’aménagement des immunités parlementaires relève du champ du droit parlementaire, pour lequel une large marge d’appréciation est laissée aux États membres » (§ 82, § 96 - V. aussi § 54-55). Ces considérations conduisent la Cour à souligner que « l’inviolabilité n’est pas un attribut personnel à la disposition du député, mais un attribut rattaché à son statut, raison pour laquelle elle ne peut faire l’objet d’une renonciation » (§ 95) et que la « décision de levée ou de non‑levée de l’immunité […] s’inscrit dans l’exercice de l’autonomie parlementaire [… qui engendre] des décisions par nature politiques » (§ 101). Par ailleurs, toujours dans le prolongement de cette idée que « l’immunité n’est pas perçue comme un avantage pour son titulaire mais comme un inconvénient lié à la fonction parlementaire » (§ 107), la juridiction strasbourgeoise souligne que le requérant « ne pouvait ignorer les conséquences de son élection [… et qu’] en se présentant pour un premier puis un second mandat législatif, il était conscient d’adhérer à un statut particulier de nature à retarder l’aboutissement des poursuites pénales qui le visaient » (§ 106).
Cette analyse sera d’ailleurs vertement critiquée par le Juge Bonello dans son opinion dissidente où il estime que « c‘est […] la toute première fois dans sa longue histoire que la Cour affirme, en substance, que pour pouvoir jouir d’un droit fondamental une personne doit sacrifier l’exercice d’un autre droit ».
Enfin, la Cour affirme que l’immunité litigieuse n’a pas de conséquences sur le bénéfice du droit à un procès équitable au terme du mandat car elle n’a « fait que suspendre le cours de la justice, sans influer sur celui-ci ni y participer » (§ 109), le préjudice pour la réputation du député étant quant à lui inhérent à toute « accusation officielle » (§ 110). Après une synthèse - aussi salutaire que rare - des étapes de son riche raisonnement (§ 111 - 113), la Grande Chambre rejette donc la requête et ne condamne pas la Turquie pour violation de l’article 6.
Certes, la légitimité de l’immunité parlementaire avait déjà été reconnue à Strasbourg (Cour EDH, 2e Sect. 17 décembre 2002, A. c. Royaume-Uni, req. n° 35373/97). Cependant, non seulement cet aspect est consolidé par cet arrêt rendu en formation solennelle - qui écarte d’ailleurs les critiques très directes de cette technique fustigeant une « kermesse de l’arbitraire » (Opinion dissidente du juge Bonello) - mais, surtout, les fondements de cette légitimité sont précisés et hiérarchisés : la finalité institutionnelle - protection du Parlement dans son ensemble - tend à prédominer sur la finalité personnelle - protection du parlementaire pris individuellement (v. contra opinion dissidente de la Juge Power ).
Kart c. Turquie (Cour EDH, G.C. 3 décembre 2009, Req. n° 8917/05 )
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La Cour a tenu une audience dans cette affaire le mercredi 4 mars 2009
Communiqué de presse, arrêt de chambre, retransmission de l’audience
Actualités droits-libertés du 8 décembre 2009 par Nicolas HERVIEU