Retour sur le récent vote suisse interdisant la construction de minarets. Le référendum et les débats qui l'ont précédé et suivi révèlent à la fois des confusions courantes sur le contenu même de cette décision, et sur le caractère démocratique du référendum.
La stratégie habile de l'UDC
Le 29 novembre, les Suisses se prononçaient dans le cadre d'une initiative populaire. Ayant recueilli le soutien de 100 000 citoyens, l'Union démocratique du centre (UDC), parti de droite nationaliste parfois décrit comme « populiste », soumettait au vote une proposition de modification de la constitution fédérale, ajoutant à l'article 72, dédié aux relations entre l'Église et l'État, un alinéa 3 ainsi formulé : « La construction de minarets est interdite. » Le scrutin ayant abouti à la double majorité des votants (57,5%) et des cantons (22 sur 26), la proposition fut adoptée. Mais le débat ne faisait que commencer.On a, depuis lors, à peu près tout entendu sur ce référendum, en Suisse et en-dehors, en particulier en France, où se déroule le fameux débat sur l'identité nationale voulu par Nicolas Sarkozy et Éric Besson. En soumettant cette proposition, l'UDC savait ce qu'il faisait. Le parti qui avait déjà fait parler de lui pour ses « moutons noirs »1 multiplie en effet depuis des années les propositions d'iniatitive populaire sur des sujets liés au thème de l'immigration, comme avec les propositions « pour le renvoi des étrangers criminels », « pour des naturalisations démocratiques » ou « contre les abus dans le droit d'asile »2.
Cette fois, l'initiative a été déposée par l'intermédiaire d'un comité d'initiative composé de seize parlementaires, dont quatorze UDC, les deux restants étant membres de l'Union démocratique fédérale (UDF), parti reposant sur la défense des « valeurs chrétiennes »3. Alors que seuls quatre minarets ont été à ce jour construits en Suisse (à Genève, Zurich, Winterthour et Wangen bei Olten), sans qu'aucun ne soit utilisé pour l'appel à la prière, les motifs avancés par le comité ne laissent aucun doute sur l'islamophobie des proposants : selon leur argumentaire, « le minaret est le symbole d'une revendication de pouvoir politico-religieuse qui, au nom d'une dite liberté religieuse, conteste des droits fondamentaux, par exemple l'égalité de tous, aussi des deux sexes, devant la loi. […] Les tentatives de milieux islamistes d'imposer en Suisse aussi un système légal fondé sur la sharia sont ainsi stoppées »4. Les membres du comité ont également laissé libre cours à leur fantaisie xénophobe, comme le conseiller national Oskar Freysinger, pour qui les minarets sont à la fois des « asperges géantes » et les « phares du Jihad », ou le membre de l'UDF Daniel Zingg qui voit dans l'initiative « une prise de position face à une idéologie qui, pour prendre le pouvoir, cherche précisément à miner ces trois valeurs fondamentales de notre vie, à savoir la démocratie, la liberté et la paix »5.
Ce référendum est donc le fait d'extrémistes, et ne doit pas faire oublier que de nombreux votes comparables sont organisés en Suisse, une dizaine par an environ. Contrairement à la pratique française, l'organisation d'un référendum est donc, en Suisse, tout sauf exceptionnelle, et ne comporte pas forcément d'enjeu crucial. De fait, le principal problème de ce référendum, ce n'est pas qu'il se soit tenu, mais c'est bien son résultat.
Le mythe de la tolérance suisse
La Confédération helvétique est le produit d'une histoire complexe, unissant plusieurs communautés linguistiques et religieuses. La Suisse offre ainsi le cas unique d'un pays politiquement stable, démocratisé dès le milieu du xixe siècle, doté de quatre langues officielles très inégalement parlées (depuis les 35 000 locuteurs de la romanche, jusqu'aux 4,5 millions de germanophones). Quant au caractère multiconfessionnel, il remonte aux divisions de la Réforme protestante, surmontées par le principe de la dévolution de la régulation religieuse aux autorités cantonales, inscrit à l'alinéa 1 de l'article 72 de la Constitution, et par un principe général de liberté individuelle affirmé en particulier par Rousseau6.
La vision idéale d'un État multiculturel ouvert à toutes les influences est cependant loin de la réalité. Il ne faut pas oublier qu'historiquement, la Suisse entretient un rapport parfois conflictuel et souvent méfiant avec l'extérieur, depuis la lutte contre les Habsbourg, au Moyen Âge, jusqu'à la préservation acharnée d'une neutralité affirmée progressivement à partir du xviie siècle, et proclamée en 1813. En 1992, le peuple Suisse rejetait ainsi par référendum la ratification du traité d'adhésion à l'espace économique européen (EEE) qui devait préfigurer une adhésion ultérieure à l'Union européenne. On peut aussi rappeler la défense du secret bancaire contre la curiosité des pays étrangers, et l'adhésion très tardive de la Suisse à l'ONU, en 2002, après approbation par référendum.
Cette fermeture toute relative définit en partie la Suisse et participe au renforcement de la cohésion de la nation, entre les différentes communautés qui la composent. La tolérance est avant tout une valeur interne pour la Suisse, qui permet aux citoyens de vivre ensemble malgré leurs différences, et n'exclut pas le rejet de l'étranger, c'est à dire de celui qui diffère de l'ensemble des communautés traditionnelles. Ceci explique au moins partiellement le durcissement des politiques d'immigration en fait assez ancien, qui a abouti à la politique des « trois cercles » dès 1991, instaurant des conditions d'accueil plus dures selon l'origine géographique et « culturelle »7, et la récurrence des débats xénophobes8. Que le débat actuel se situe sur le terrain religieux n'est pas un hasard. La Suisse, patrie des gardes suisses du Vatican et de la réforme calviniste, n'est pourtant pas connue pour être une terre d'extrémisme religieux, du fait même de son caractère multiconfessionnel. Mais plus la fragilité potentielle est connue ou ressentie, comme sur le plan religieux dans l'histoire suisse, plus la cohésion interne peut être renforcée aux dépens d'un élément autre, plus récent, plus faible, sur le mode schmittien de la distinction ami/ennemi. Alors qu'on souligne que la population musulmane est peu importante (4,3% de la population totale), d'arrivée récente (16 000 musulmans en 1970, 310 000 en 2000) et hétérogène (immigrés d'ex-Yougoslavie, de Turquie et, moins significativement, d'Afrique du nord et du Moyen-Orient), cette faiblesse même en fait surtout une cible pratique.
Réflexes anti-démocratiques
Ce référendum a créé le malaise en Europe et en France. D'une part, donc, parce qu'il est indiscutablement xénophobe, et fait écho à certains débats comparables dans les autres pays du continent, en France par exemple, ou en Grande-Bretagne où la montée du British National Party amène Gordon Brown à adopter un discours plus rigide sur l'immigration. Mais ce qui gêne, c'est aussi la nature même de cette décision, issue d'un vote citoyen. Dès lors, la question semble se résumer, dans les esprits, à la critique ou la défense de la démocratie. D'un côté, l'on fustige le peuple suisse qui bafouerait les principes humanistes, et l'on rappelle le danger de la démocratie qui, aime-t-on alors à rappeler — même si cela n'est pas exact — aurait jadis porté Hitler au pouvoir. De l'autre côté, l'on défend le résultat de ce vote, comme l'a fait Nicolas Sarkozy dans une tribune du Monde en dénonçant une « méfiance viscérale pour tout ce qui vient du peuple »9.
Le problème est double. En effet, la peur du vote citoyen est un phénomène bien ancré dans l'esprit des élites européennes, et relève d'un réflexe oligarchique selon lequel la démocratie constitue un risque avant d'être une force, et nécessite d'être modérée, ce que permet en particulier la représentation. Ce raisonnement est au fondement des constitutions démocratiques libérales et, en France, chaque vote direct est l'occasion de voir ressurgir les discours haineux des représentants de cette oligarchie multiforme (politique, économique, sociale, médiatique). On se rappelle sans mal les débats autour du référendum français de 2005, sur le traité établissant une Constitution pour l'Europe. Alors, Serge July regrettait « un désastre général et une épidémie de populisme »10, Jean-Marie Colombani déplorait un vote purement anti-européen, effectué « par nationalisme, par xénophobie, par dogmatisme ou par nostalgie »11), et Bernard Henri-Lévy accusait un « vote souverainiste, populiste, nationaliste, parfois xénophobe […] contre les Lumières et leur idéal kantien de liberté »12.
Aujourd'hui renaissent des réactions comparables. Et l'on est surpris à entendre les élites appeler à annuler le référendum, en invoquant les traités internationaux ratifiés par la Suisse, en particulier la Convention européenne des droits de l'homme (1950) et le Pacte des droits civils et politiques de l'ONU (1966). D'abord, le minaret, n'étant pas une obligation coranique, et les mosquées suisses actuelles n'en disposant pas — à quatre exceptions près —, l'interdiction de cet élément architectural ne constitue a priori pas une pratique discriminatoire au regard des dispositions de la CEDH, dont l'article 9 définit la discrimination comme une atteinte au culte, à l'enseignement, aux pratiques ou à l'accomplissement de rites, et de celles, équivalentes, du Pacte de 1966. Si les motivations profondes de l'initiative populaire sont xénophobes, elles ne portent pas forcément atteinte au droit international, pas plus du moins que ne le ferait une loi interdisant spécifiquement a burqa dans les lieux publics en France.
Mais, de plus, ce raisonnement par lequel une initiative juridique permettrait de contredire le résultat de l'expression démocratique ne peut passer pour autre chose que pour une attaque en règle contre celle-ci, et ne peut déboucher que sur la crispation. L'UDC a donc rapidement évoqué la possibilité de résilier les traités concernés. Et ce qui, au fond, gêne les partisans de l'annulation, c'est une évidence : sur cette question, c'est bien l'UDC qui a raison. Aucun État du monde ne saurait en effet accepter qu'une disposition de droit international, même antérieure, vienne contraindre la rédaction de sa Constitution, sur quelque point que ce soit.
Le référendum, symptôme de la non-démocratie
En réalité, il y a bien une faille dans la plupart des réactions à ce référendum. Car le raccourci qui consiste à voir une équivalence assez exacte entre référendum et démocratie est une erreur profonde. En effet, si des votations comparables sont courantes en Suisse, il n'en reste pas moins que le système politique suisse est un système représentatif, qui correspond au modèle dominant des « démocraties libérales » de l'Occident contemporain. Or le système représentatif est, non pas un aménagement technique de la démocratie, mais une limitation de celle-ci, ce sur quoi s'accordent le Genevoix Rousseau (critiquant la représentation) et le Lausannois Benjamin Constant (qui, lui, la défend). Selon la jolie formule de Jacques Rancière, « la « démocratie représentative » peut sembler aujourd'hui un pléonasme [mais] cela a d'abord été un oxymore »13. Dès lors, la « démocratie directe » du référendum, qu'elle soit exceptionnelle ou, comme en Suisse, régulière, ne fait guère que signaler l'inapplication même du principe démocratique.
C'est pourquoi tout référendum ne peut guère déboucher que sur un malaise, quelle qu'en soit la conclusion. D'une part, le référendum est une application, non pas du principe démocratique, mais du principe majoritaire écrasant mis en évidence par les libéraux eux-mêmes, de Tocqueville14 à Hayek15 — dont on peut rappeler les liens à la Suisse, en tant qu'initiateur de la société du Mont-Pèlerin, près de Vevey, en 1947. D'autre part, il porte toujours sur une question précise, isolée, à laquelle la seule réponse possible est en général « oui » on « non ». Dès lors, toute tentative effectuée pour traduire les intentions des électeurs prend le risque de les trahir. C'est pour cette raison que les élites françaises favorables au « oui » lors du référendum de 2005, réagissant au résultat, étaient visiblement dans l'erreur, coupables de surinterpréter le non (qui n'aurait plus été opposé au traité constitutionnel, mais à la construction européenne dans son ensemble) ou parfois, à l'inverse, de le sous-interpréter (en affirmant qu'il ne découlait que de débats parasites et sans aucun rapport, avec le traité comme l'adhésion de la Turquie à l'UE ou des questions de politique intérieure). De même, la seule information claire que délivre le récent référendum suisse, c'est que la construction de nouveaux minarets sera désormais interdite. Étendre les soupçons de xénophobie à l'ensemble du peuple suisse est, non seulement une insulte, mais une faute. À l'inverse, penser que le résultat de ce vote n'a rien à voir avec la vision de l'Islam par les Suisses, avec leur regard sur l'immigration, ou leur conception de la nation helvète, est aussi une erreur. On le constate aisément : le référendum ne tranche pas les discussions, il crée la cacophonie, il rend la volonté du peuple plus floue, et le résultat du vote plus ambigu.Le référendum suisse sur les minarets soulève donc une nouvelle fois un problème constant, qui est l'irruption de la démocratie directe dans le débat public, au sein de systèmes qui demeurent fondamentalement représentatifs, donc indirects et oligarchiques. Or, se plaindre que le peuple soit gênant ou dangereux est paradoxal, lorsque cela ne fait que découler d'efforts permanents destinés à écarter ce même peuple de l'exercice du pouvoir et de son contrôle. Les « démocraties libérales » mettent ouvertement en doute la capacité des citoyens à comprendre les enjeux qui se posent à la collectivité. Et multiplier les votes, ce que la France fera peut-être lorsque sera mis en œuvre le « référendum d'initiative populaire » introduit par la réforme constitutionnelle de juillet 2008, ne servira à rien. S'il existe bien un problème d'incompréhension, ce sont bel et bien ces prétendues démocraties qui ne comprennent plus le peuple. Conséquence de régimes qui entendent lui donner parfois la parole, mais jamais le pouvoir.
Notes :
(1) En 2007, l'affiche de l'UDC pour les élections parlementaires montrait, sous le slogan « Pour plus de sécurité », des moutons blancs expulsant de Suisse un mouton noir.
(2) Liste des initiatives populaires ayant abouti.
(3) Site officiel de l'UDF romande.
(4) Site officiel du Comité d'initiative contre les minarets.
(5) Exposés et articles des membres du comité.
(6) Jean-Jacques Rousseau, Lettres à la montagne, 1-2.
(7) Les trois cercles définis sont, du plus proche au plus éloigné, l'Union européenne ; les États-Unis, le Canada et l'Europe de l'est ; et enfin le reste du monde.
(8) À ce sujet, Étienne Piguet, L'immigration en Suisse. 60 ans d'entrouverture, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, collection « Le savoir suisse », 2004, 2e édition, 2009.
(9) Le Monde, 9 décembre 2009.
(10) Libération, 30 mai 2005.
(11) Le Monde, 31 mai 2005.
(12) Le Point, 23 juin 2005.
(13) Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, p. 61.
(14) Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, I, II, 7.
(15) Friedrich Hayek, The Constitution of Liberty, Londres, 1960, trad. fr. La constitution de la liberté, Paris, Litec, 1994, chap. 7 (« La règle majoritaire »).