X 2587 - 06. 06. 09.
On lit au fragment 94 Lobel-Page (un papyrus d’Egypte) de Sappho :
“Elle m’a quittée, en pleurant
De grosses larmes, et elle m’a
dit ceci :
“Malheur ! C’est terrible, ce
qui nous arrive.
Sappho ! Je te dis : je
t’abandonne, et je ne le voulais pas”.
Et moi, voici ce que je lui ai
répondu :
“Pars de bon cœur et
souviens-toi
De moi. Car tu sais bien
combien j’ai pris soin de toi.
Et si tu ne le sais pas : je
veux, moi
Te le rappeler...”(vers 2-10)
La fille s’en va, elle rentre chez elle, pour entrer dans une autre vie. C’est
un drame pour elle. Elle ne retrouvera jamais ce qu’elle a vécu et qu’elle
abandonne. Ce n’est pas une expérience que l’on peut quitter de son plein gré.
Elle subit naturellement une contrainte, qui la fait pleurer, la perte d’une
existence supérieure. Sappho sait lui répondre : elle lui dit que rien de
ce qu’elle a vécu n’est perdu. La mémoire sait le garder et le perpétuer ; et
si elle y arrive, ce sera précisément en vertu d’une intensité vécue en commun.
Aussi commence-t-elle par lui restituer
tout ce passé, lui détaillant le bonheur qu’elle a goûté sous tous ses aspects.
Elle lui montre en même temps ce que ces circonstances ont signifié pour elle.
En les lui représentant, elle leur confère une densité qui anticipe dans le
récit qu’elle en fait une mémoration future. Elle fait être un avenir en
sachant dire ce qui fut. Dans la suite
du poème, elle énumère en effet, un à un les ingrédients d’un temps vécu.
Dans ce qui précède dans le papyrus, Sappho a exprimé un désir de mort; elle se tourne vers l’amie : “Franchement, je veux être morte” (vers
1). Comme dans la suite elle la réconforte avec une grande fermeté, loin de
s’abandonner au chagrin, on a supposé comme Page qu’on devait distinguer deux temps
dans le poème, un moment présent où elle exprime son propre désespoir, qui
serait plus vrai, contrastant avec ce rôle de consolatrice qu’elle s’était
imposé de tenir auparavant, au moment du départ de son amie malheureuse (‘today she awows a grief as great as her
companion’s, or greater”, p. 82). La transition manque dans le papyrus de
Berlin. Le présent (“je veux”), c’est
sûr, situe la scène du départ qui est décrite dans le passé. Il se peut
cependant que Sappho n’ait pas cherché à évoquer l’excès de la douleur qu’elle
ressent, et qui, ailleurs, concerne l’amour
désiré ou vécu, mais plutôt l’intensité du chagrin de la séparation. On
n’aurait donc pas affaire à une simple consolation. Le remède a beau être
recommandé à l’autre, Sappho se parle d’abord ou autant à elle-même ; le
traitement par la réminiscence du bien
qu’elles ont vécu ensemble s’applique aussi, quoique différemment, à
elle-même, à sa propre douleur, de façon presque thérapeutique. On lit, plus
loin dans le texte, l’évocation de l’intensité réparatrice d’une perte : “le bien qu’il nous a été donné de vivre”
(vers 11).
Les vers qui suivent, malheureusement très mutilés (on donnerait là encore cher
pour savoir ce qui manque...), font malgré les lacunes entrevoir le comble
d’une félicité. Ils forment un tout. Il est question des fleurs, elles sont
tressées en couronnes et servent de parure au corps de la femme (vers 12-14),
comme des guirlandes ; elles l’ornent et l’entourent (vers 15-17), puis des
parfums et des onguents (vers 18-20). Tout conduit à la couche sur laquelle
l’envie parvient à se satisfaire (vers 21-23). Ce n’est pas la fin ; reste le
domaine du sacré. Il est intégré dans la fête, il en résulte , se confond avec
elle et fournit à cette rétrospective son aboutissement. Rien ne manque ;
jusqu’au bois, l’alsos, avec
les arbres, qu’on voit s’élancer (vers 24-26 ; la fin est plus abîmée encore
que le reste). Ce qu’on déchiffre suffit quand même à dire l’excès, dont il
s’agit. Le bonheur est à son plus haut degré ; les ressources de l’intensité
vécue alimentent les forces de la mémoire.
@Jean
Bollack, publié par
Tristan Hordé
Les X de Jean Bollack