Une femme, les traits ravagés par la fatigue et le chagrin, enfermée dans un hospice parce ce qu’elle a osé dire qu’elle était le femme de Mussolini, regarde le Kid de Chaplin parmi les pensionnaires et les nones de l’établissement. Elle voit sur l’écran un enfant séparé de son père, une scène qui la renvoie à sa terrible situation. Son fils qu’elle a eu avec Mussolini au temps où il n’était pas encore le Duce lui a été retiré de force à cause de son obstination. Et revoir son fils sous les traits du Kid la bouleverse. Elle pleure devant cet instant déchirant mais au lieu de sombrer dans la tristesse, elle applaudit de joie à la fin du film lorsque le Kid retrouve Charlot.
C’est un moment magique qui montre bien le pouvoir fascinant du cinéma et aussi le talent d’un metteur en scène qui déjoue ce que pourrait attendre le spectateur en filmant cette femme croyant encore qu’elle reverra un jour son fils. Malheureusement, la réalité sera tout autre et Ida Asler mourra dans l’indifférence générale, enterrée dans une fosse commune.
C’est une histoire oubliée des italiens dans laquelle Marco Bellocchio s’est plongé avec passion. Ida Asler est une femme de bonne famille. En 1913, à Trente, elle rencontre le jeune Benito Mussolini. Ils deviennent des amants et vivent une flamboyante liaison. La jeune femme lui cède tout son patrimoine pour qu’il crée son journal Le Poppolo d’Italia. Elle tombe enceinte et Mussolini reconnait l’enfant. A son retour de la guerre, alors qu’il s’est entretemps marié avec une autre femme, il renie Ida et son fils. Elle n’aura alors de cesse de revendiquer sa qualité d’épouse légitime et de mère du fils aîné de Mussolini…
On peut comparer cette histoire aux plus grandes tragédies grecques dans lesquelles l’héroïne est prête à tout pour sauver sa dignité et faire valoir ce qu’il lui appartient. L’actrice Giovanna Mezzogiorno a cette rage et cette inconscience qui font les grandes tragédiennes. L’intensité de son regard et l’obstination dont elle fait preuve secouent le spectateur. L’une des forces de Bellocchio est ne pas avoir rendu son personnage sympathique, avec des aspects parfois déplaisants. Elle aime Mussolini, l’homme mais aussi ses idées. Elle se lance dans un combat dont elle ne mesure pas forcément les conséquences en prenant des risques pour la vie de son fils.
Filippo Timi et Giovanna Mezzorgiorno
Au moment où Mussolini devient le Duce, l’acteur Filippo Timi disparait pour laisser place aux images d’archives. C’est la grande idée de Bellochio, d’avoir ainsi placé son héroïne face à l’image publique de son ancien amant et non plus face à l’homme qu’elle a connu. Une distanciation magistralement orchestrée qui fonctionne grâce à une mise en scène opératique dans laquelle la musique joue un rôle essentiel. Bellocchio n’a pas hésité à demander à son compositeur Carlo Crivelli d’écrire une partition lyrique en décalage absolu avec le modernisme actuel. L’autre grandiose audace est d’avoir fait jouer le fils de Mussolini par le même acteur qui l’incarnait jeune. Et dans une scène stupéfiante où des camarades du fils lui demandent d’imiter son père, Bellocchio filme la détresse d’un jeune homme parodiant le Duce avec un étonnant mimétisme, un père qui n’aura existé à ses yeux qu’à travers des images impersonnelles et lointaines.
Bellocchio n’a pas voulu réaliser un film politique qui dissèque les années noires du fascime. Un peu à la manière d’Ettore Scola qui, dans Une Journée Particulière, disait tout du régime en utilisant juste le son d’une parade militaire, le réalisateur de Biorgonno Notte nous rappelle qu’à travers cette histoire personnelle, c’est toute une nation qui a préféré fermer les yeux et suivre aveuglémement un homme menant ses terribles desseins. Et le dernier regard qu’adresse Ida à la caméra, comme une provocation faite au spectateur, n’en n’est que plus troublant.