Benoît XVI, Le mystère révélé aux tout-petits (homélie)

Publié le 08 décembre 2009 par Walterman
Voici l'homélie improvisée par Benoît XVI, mardi 1er décembre de bon matin, à la messe qu’il a célébrée avec les membres de la commission théologique internationale, à la Chapelle Pauline.

LES LECTURES COMMENTÉES PAR LE PAPE
Du livre du prophète Isaïe (11, 1-10)
Un rameau sortira du tronc de Jessé
et de ses racines croîtra un rejeton.
Sur lui reposera l'Esprit de Yahweh,
esprit de sagesse et d'intelligence,
esprit de conseil et de force,
esprit de connaissance et de crainte de Yahweh ;
il mettra ses délices dans la crainte de Yahweh.
Il ne jugera point sur ce qui paraîtra à ses yeux
et il ne prononcera point sur ce qui frappera ses oreilles.
Il jugera les petits avec justice,
et prononcera selon le droit pour les humbles de la terre.
Il frappera la terre de la verge de sa bouche
et par le souffle de ses lèvres il fera mourir le méchant.
La justice ceindra ses flancs
et la fidélité sera la ceinture de ses reins.
Le loup habitera avec l'agneau,
la panthère reposera avec le chevreau ;
le veau, le lion et le bœuf gras vivront ensemble
et un jeune enfant les conduira.
La vache et l'ourse iront au même pâturage,
leurs petits auront un même gîte ;
et le lion mangera du fourrage comme le bœuf.
Le nourrisson s'ébattra sur le trou de la vipère
et dans le repaire du basilic l'enfant à peine sevré mettra sa main.
On ne fera point de mal et on ne détruira plus
sur toute ma montagne sainte ;
car le pays sera rempli de la connaissance de Yahweh,
comme le fond des mers par les eaux qui le couvrent.
Et il arrivera en ce jour-là :
a racine de Jessé, élevée comme un étendard pour les peuples,
sera recherchée par les nations,
et son séjour sera glorieux.
De l’Evangile selon Luc (10, 21-24)
Au même moment, il tressaillit de joie par l'Esprit-Saint et il dit : "Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux savants et les as révélées aux tout-petits. Oui, Père, car tel fut ton bon plaisir. Toutes choses m'ont été remises par mon Père ; et personne ne sait ce qu'est le Fils, si ce n'est le Père, ni ce qu'est le Père, si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils aura bien voulu le révéler".
Et se tournant vers les disciples, il leur dit en particulier : "Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez ! Car, je vous le dis, beaucoup de prophètes et de rois ont voulu voir ce que vous voyez et ne l'ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne l'ont pas entendu".


L'HOMELIE

Chers frères et sœurs, les paroles du Seigneur que nous venons d’entendre dans le passage de l’évangile (Luc 10, 21-24) sont pour nous, théologiens, un défi ou peut-être, pour mieux dire, une invitation à faire un examen de conscience : qu’est-ce que la théologie ? Nous, théologiens, que sommes-nous ? Comment bien faire de la théologie ? Nous avons entendu le Seigneur louer le Père d’avoir caché le grand mystère du Fils, le mystère trinitaire, le mystère christologique, aux sages, aux savants - ils ne l’ont pas connu - mais de l’avoir révélé aux tout-petits, aux "nèpioï", à ceux qui ne sont pas savants, qui n’ont pas une grande culture. C’est à eux qu’a été révélé ce grand mystère.
Par ces paroles, le Seigneur décrit simplement un fait de sa vie ; un fait qui commence dès l’époque de sa naissance, quand les Mages de l’Orient demandent aux gens compétents, aux scribes, aux exégètes, quel est le lieu de la naissance du Sauveur, du Roi d’Israël. Les scribes le savent parce que ce sont de grands spécialistes ; ils peuvent dire tout de suite où naît le Messie : à Bethléem ! Mais ils ne se sentent pas invités à y aller : pour eux cela reste une connaissance académique, qui ne touche pas leur vie ; ils restent en dehors. Ils peuvent donner des informations, mais l’information ne devient pas formation de leur vie.
Puis, pendant toute la vie publique du Seigneur, on trouve la même chose. Il est impossible, pour les savants, de comprendre que cet homme qui n’est pas savant, qui est un galiléen, puisse être vraiment le Fils de Dieu. Il reste inacceptable, pour eux, que Dieu, le grand, l’unique, le Dieu du ciel et de la terre, puisse être présent en cet homme. Ils savent tout, ils connaissent aussi Isaïe 53, toutes les grandes prophéties, mais le mystère reste caché. Au contraire il est révélé aux petits, depuis la Vierge Marie jusqu’aux pêcheurs du lac de Galilée. Ils savent, comme le capitaine romain sous la croix sait : celui-ci est le Fils de Dieu.
Les faits essentiels de la vie de Jésus n’appartiennent pas qu’au passé : ils sont présents, de différentes manières, à toutes les générations. Et ainsi, même à notre époque, au cours des 200 dernières années, on observe la même chose. Il y a de grands savants, de grands spécialistes, de grands théologiens, des maîtres de la foi, qui nous ont enseigné beaucoup de choses. Ils ont pénétré dans les détails de la Sainte Ecriture, de l’histoire du salut, mais ils n’ont pas pu voir le mystère lui-même, le vrai noyau, à savoir que Jésus était réellement Fils de Dieu, que le Dieu trinitaire entre dans notre histoire, à un moment historique déterminé, dans un homme comme nous. L’essentiel est resté caché ! On pourrait facilement citer de grands noms de l’histoire de la théologie de ces 200 dernières années, dont nous avons beaucoup appris, mais pour qui le mystère n’a pas été ouvert aux yeux du cœur.
Au contraire, il y a aussi, à notre époque, des petits qui ont connu ce mystère. Pensons à sainte Bernadette Soubirous ; à sainte Thérèse de Lisieux, avec sa nouvelle lecture de la Bible, "non scientifique" mais qui va jusqu’au cœur de la Sainte Ecriture ; et aussi aux saints et bienheureux de notre de notre temps : sainte Joséphine Bakhita, la bienheureuse Teresa de Calcutta, saint Damien de Veuster. On pourrait en citer tant !
Mais de tout cela naît la question : pourquoi est-ce ainsi ? Le christianisme est-il la religion des sots, des gens sans culture, non formés ? La foi s'éteint-elle là où la raison se réveille ? Comment cela s’explique-t-il ?
Peut-être faut-il regarder encore une fois l’histoire. Ce que Jésus a dit, ce que l’on peut observer dans tous les siècles, reste vrai. Mais il y a une "espèce" de petits qui sont également savants. Au pied de la croix se tient la Vierge Marie, humble servante de Dieu et grande dame éclairée par Dieu. Et aussi Jean, pêcheur du lac de Galilée ; mais c’est ce Jean qui sera appelé à juste titre «le théologien» par l’Eglise, parce qu’il a vraiment su voir et annoncer le mystère de Dieu : avec l’œil de l’aigle il est entré dans l’inaccessible lumière du mystère divin.
Même après sa résurrection, le Seigneur touche, sur le chemin de Damas, le cœur de Saül, un de ces savants qui ne voient pas. Celui-ci, dans la première lettre à Timothée, dit qu’il était «ignorant» à cette époque, malgré sa science. Mais le Ressuscité le touche : il perd la vue et, en même temps, il devient vraiment voyant, il commence à voir. Le grand savant devient un tout-petit et c’est justement pour cela qu’il voit la sottise de Dieu qui est sagesse, une sagesse plus grande que toutes les sagesses humaines.
On pourrait continuer à lire toute l’histoire de cette façon. Encore une seule observation. Ces savants et ces sages, "sophoï" et "synètoï", apparaissent dans la première lecture sous un autre aspect (cf. Isaïe 11, 1-10). Ici "sophia" et "synèsis" sont des dons de l’Esprit-Saint qui reposent sur le Messie, sur le Christ. Qu’est-ce que cela signifie ? On comprend qu’il y a un double usage de la raison et une double manière d’être sages ou petits.
Il y a une façon d’utiliser la raison qui est autonome et se place au-dessus de Dieu, dans toute la gamme des sciences, à commencer par les sciences naturelles, où une méthode adaptée à la recherche de la matière est généralisée : Dieu n’entre pas dans cette méthode, donc Dieu n’existe pas. Il en est ainsi, enfin, même en théologie : on pêche dans les eaux de la Sainte Ecriture avec un filet qui ne permet de prendre que des poissons d’une certaine taille ; ce qui est au-delà de cette taille n’entre pas dans le filet et ne peut donc pas exister. Le grand mystère de Jésus, du Fils fait homme, est ainsi réduit à un Jésus historique : une figure tragique, un fantôme sans chair ni os, un homme qui est resté dans le sépulcre, s’est corrompu et est vraiment un mort. Cette méthode parvient à "capter" certains poissons mais exclut le grand mystère, parce que l’homme se fait lui-même mesure : il a cet orgueil, qui est en même temps une grande sottise parce qu’il absolutise des méthodes qui ne sont pas adaptées aux grandes réalités ; il entre dans cet esprit académique que nous avons vu chez les scribes qui répondent aux Rois mages : cela ne me concerne pas; je reste enfermé dans ma vie, qui n’en est pas changée. C’est la spécialisation qui voit les détails, mais perd de vue l’ensemble.
Et puis il y a l’autre façon d’utiliser la raison, d’être savant : celle de l’homme qui reconnaît qui il est ; il reconnaît sa propre taille et la grandeur de Dieu, en s’ouvrant humblement à la nouveauté de l’action de Dieu. Ainsi, justement parce qu’il accepte sa petitesse, qu’il se fait aussi petit qu’il l’est réellement, il arrive à la vérité. De cette façon, la raison aussi peut exprimer toutes ses possibilités, elle ne s’éteint pas, mais elle s’élargit et devient plus grande. Il s’agit d’une autre "sophia", d’une autre "synèsis", qui n’exclut pas du mystère mais qui est vraiment communion avec le Seigneur en qui résident le savoir, la sagesse, et leur vérité.
Maintenant, nous voulons prier pour que le Seigneur nous donne la vraie humilité. Qu’il nous donne la grâce d’être tout-petits pour pouvoir être vraiment sages ; qu’il nous éclaire, nous fasse voir son mystère de la joie du Saint-Esprit, nous aide à être de vrais théologiens, capables d’annoncer son mystère parce qu’ils sont touchés au fond de leur cœur, au fond de leur vie. Amen.