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Pour Ludovic François, spécialiste des groupes contestataires, Copenhague pourrait déboucher sur un nouvel équilibre
Publié le 08 décembre 2009 par Tulipe2009Ludovic François (en photo ci contre) et François-Bernard Huygue ont rédigé cette année un ouvrage sur les stratégies des groupes contestataires et les contre-pouvoirs face aux institutions. Ils ont constaté que la notion d’autorité a perdu du poids au profit d’un système où la capacité d’influer est devenue majeure. Il faut savoir séduire et convaincre et non plus imposer. Pour préparer l’avenir collectif, l’enjeu des trois pouvoirs originels (politique, économique et culturel) dépend notamment de la maîtrise des médias et des réseaux. Le sommet de Copenhague, qui vient de s’ouvrir, permet à tous les acteurs de confronter leurs thèses et de mettre en marche leurs réseaux.
Quel a été le rôle des ONG ces dernières années ?
Ludovic François : Les contre-pouvoirs ont joué un rôle déterminant à deux niveaux. Ils ont poussé à une prise de conscience des questions environnementales, notamment de l’effet de serre. Si l’on revient 10 ans en arrière, à l’époque du Protocole de Kyoto, on parlait moins des problèmes d’environnement, notamment dans les médias. L’opinion publique attend beaucoup de Copenhague.
Les ONG vont chercher à influer sur le sommet, à travers des actions de communication et des interpellations. Il faut s’attendre à des mises en scène non violentes mettant en évidence le péril climatique. En marge de ces actions, des manifestations plus violentes pourraient avoir lieu, qui n’ont pas pour but de détruire, mais d’interpeler et de générer des images chargées d’émotion. Les activistes ont agi ainsi lors des grands sommets internationaux précédents, comme ceux de l’OTAN à Strasbourg et de Londres.
De leur côté, les entreprises constituent un groupe de pression, au même titre que les organisations de la société civile. Dans cette triarticulation sociale, le jeu des entreprises, moins rétives qu’auparavant, est de tirer les bénéfices du développement durable, sous forme d’opportunités comme le Greenbusiness, tout en cherchant à éviter certaines règles contraignantes. Dans certains ateliers que j’ai animés, j’ai pu constater les contradictions qui existent entre le citoyen averti et le manager en entreprise soucieux d’éviter de nouvelles sources de coûts.
L’opinion publique attend-elle des résultats concrets de ce sommet ?
Ludovic François : Je distingue plusieurs phases ayant conduit à Copenhague. Dans un premier temps, dans les années 1990, les ONG ont interpelé le monde des affaires sur les questions d’environnement. Les entreprises se sont alors retrouvées à gérer un risque de réputation, comme dans l’affaire Brent Spar où la société Shell a été mise en cause pour avoir voulu immerger une plate forme pétrolière obsolète.
Depuis 10 ans, les problématiques du développement durable ont été intégrées par l’opinion publique pour devenir une évidence, comme en ce qui concerne le travail des enfants. Puis, l’Etat s’est à son tour saisi du sujet, avec par exemple la nomination de Ministre d’Etat chargé du développement durable. Aujourd’hui, la tendance est à l’intégration des exigences de la société civile dans les textes législatifs, ce qui va beaucoup plus loin que la soft law jusque là en vigueur.
Copenhague pourrait-il marquer un équilibre des trois pouvoirs comme condition nécessaire d’un développement durable ?
Ludovic François : On arriverait ainsi à une certaine forme d’équilibre, où les entreprises respecteraient la loi et la morale de la société civile, où l’Etat favoriserait la création de valeur et l’essor d’une certaine éthique et où les contre-pouvoirs parviendraient à diffuser leurs idées sans renier les autres sources de pouvoirs. Cela correspondrait à ce que décrit l’altermondialiste philippin Nicanor Perlas, qui considère qu’il ne faut pas de déséquilibre entre les différentes sphères. Pour lui, le pouvoir politique est responsable des rapports collectifs, les entreprises créent de la valeur et la sphère civile de la culture et des valeurs. L’opposition de ces différents acteurs doit déboucher sur un compromis.
Dans une prochaine étape de ces rapports collectifs, la question est de savoir comment vont évoluer les contre-pouvoirs : vers d’autres champs d’actions sociales ou vers certaines formes utopistes.
A quoi tient le rôle majeur pris par les contre-pouvoirs dans la démocratie ?
Ludovic François : Les contre-pouvoirs sont omniprésents dans la société moderne. Leur essor s’explique sans doute par une modification profonde de l’univers de l’information, avec l’explosion d’Internet comme outil d’influence. Autrefois, les entreprises avaient l’habitude de diffuser leurs messages de manière simple et uniforme via leurs services de presse. Il était alors facile de créer du contenu et d’identifier les journalistes concernés. Aujourd’hui, une information bien travaillée peut obtenir une force sans précédent et la capacité de diffusion ne dépend plus d’une organisation, mais d’un réseau informel constitué sur la Toile.
Face à cette nouvelle donne, l’entreprise peut se trouver désemparée. Elle avait en effet jusque là l’habitude de raisonner sur une logique horizontale : les clients, les fournisseurs, les salariés, etc. Des populations qu’elle atteignait auparavant très bien par des médias. Elle se retrouve aujourd’hui dans une logique circulaire, où tous ces acteurs sont en relation les uns avec les autres. Ce qui compte, c’est la manière dont ses messages sont perçus. On est loin du communiqué de presse. La firme doit maintenir son image dans un écosystème plus fragile, non plus en contact avec un journaliste, mais en prise directe avec la collectivité. Ce système peut se détériorer si l’un des acteurs devient hostile. En face du secteur privé, force est de constater que les contre-pouvoirs maîtrisent le « management de la perception ».
On a beaucoup parlé d’éthique avec la crise financière ? Le débat est-il tranché ?
Ludovic François : La notion d’éthique a évolué. On demandait autrefois au monde des affaires de maximiser le bonheur pour le plus grand nombre, même si certains restaient sur le carreau (licenciements, …).Il s’agissait du fameux modèle de « création de valeur », une éthique conséquencialiste. Ce n’est plus possible aujourd’hui, où l’éthique, davantage déontologique sur un modèle kantien, consiste à ne plus considérer l’humain comme un moyen. La dimension humaine est devenue au cœur des préoccupations. Ce qui explique une multiplication des conflits durs concernant l’emploi. La question de l’éthique est un thème très repris sur Internet.
Référence : « Contre-pouvoirs, de la société d'autorité à la démocratie d'influence » chez Ellipses, février 2009
Le blog de l’ouvrage :
http://influencecontre-pouvoirs.jimdo.com/
Sur les auteurs :
Ludovic FRANCOIS, docteur en sciences de gestion habilité à diriger des recherches, est professeur affilié à HEC Paris. Ses recherches sont essentiellement consacrées aux interactions entre les entreprises et les groupes contestataires ainsi qu’a l’intelligence économique. Il est par ailleurs directeur de la revue internationale d’intelligence économique ( http://r2ie.fr.nf/) . Pour plus d’informations : http://www.ludovic-francois.fr/
François-Bernard HUYGHE, docteur d'État en sciences politiques habilité à diriger des recherches en sciences de l’information, est chercheur à l'Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS). Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages de référence sur les stratégies d’influence et les médias. Pour plus d’informations :http://www.huyghe.fr/