Prenons un homme. En tout bien, tout honneur. Un homme que, ô doux hasard de la vie, nous prénommerons Henri et nommerons Proglio.
Or donc, Henri Proglio.
Il va sans dire, c’est même incontestable, que l’homme est impressionnant, pour peu que l’on jette un œil avisé sur son CV. Je veux dire : qui pourrait nier que cet homme est, dans sa "partie", d’une grande compétence, un homme tout a fait remarquable ? Certes, en cherchant bien, donc la petite bête, nous trouverions quelques failles ici ou là, mais qui n’en a pas ? L’essentiel, c’est qu’il soit, Proglio, l’homme de la situation. Et, parce qu’il est usant de toujours trouver à redire au nom d’une “posture” ou de je-ne-sais-quoi, admettons que sa nomination à la tête d’EDF ne constitue, en définitive et tout bien pesé, non point un aboutissement, mais la suite logique d’une carrière déjà bien remplie.
Bien.
Considérons maintenant les divers émoluments dudit Proglio.
Selon l’Express (n°3046 – semaine du 19 au 25 novembre 2009) notre homme “vise un salaire d’au moins 1,6 million d’euros”. Son prédécesseur à la présidence d’EDF, Pierre Gadonneix, ne touchait lui, QUE 1,2 million d’euros. A peine désigné, notre homme réclame donc (à l’État) une augmentation de son (futur) salaire de – en vous faisant grâce de l’après virgule - 33%.
Les esprits chafouins dont j’avoue, plus qu'à l’occasion, faire partie, remarqueront qu’un nombre particulièrement restreint - pour ne pas dire proche de zéro – de salariés fraichement embauchés bénéficie(raie)nt d’une telle – comment dire ? – “gratification”.
Les mêmes chafouins de compétition, emportés par leur seul élan (seul, tant la CGT, et autres syndicats revendicateurs ont depuis belle lurette lâché toutes affaires susceptibles de les fâcher avec le pouvoir, élyséen ou patronal), ajouteraient, pour sûr, qu’un salaire de 1,2 million d’euros revalorisé à 33% c’est énormément plus, en données brutes, qu’une paie de 1000 euros revalorisée du même rapport : 400 000 de plus (à l'année) pour le premier, 330 seulement (au mois) pour le second (qui lui, ne souhaite pas qu’on l’ampute d’une virgule, étant donné qu’elle lui rapporterait 3 euros et 33 centimes de plus, ce qui, pour lui, n’est pas moins poussière qu’anecdotique).
Certes, cela semble, à première vue, inégal dans quelque sens que nous le prenions. Mais telles sont les mathématiques, cruelles pour le petit, bienveillantes pour le grand, et puis surtout, et avant tout, comme nous l’avons de concert admis en liminaire (à moins qu’il y ait quelconque objection), monsieur Proglio ne boxe pas dans n’importe quelle catégorie : il est particulièrement remarquable et redoutablement compétent, à ce point, qu’il faille, semble-t-il, y mettre le prix, quand bien même serait-ce Proglio lui-même, ô doux privilège de la compétence et de la remarquabilitude, qui le fixerait.
Au fond, l’histoire pourrait s’arrêter là, et blasés que nous sommes, nous consentirions même et sans trop barguigner à féliciter monsieur Proglio, tentés d’y ajouter un tantinet de familiarité par un sonore “Bien joué, Henri !” et ceci fait, nous retournerions, comme si de rien n’était, consulter le courrier tombé ce jour dans notre boîte-aux-lettres, une offre intéressante, bigrement alléchante, terriblement tentante, offre venue d’un organisme de crédit, organisme qui, pas con, flairant Noël et les prochaines vacances d’hiver, flairant surtout notre manque de liquidité et les agios menaçants de notre banque si peu conciliante, nous propose un endettement à un taux remarquablement compétent afin d’inonder de bonheur, femmes, enfants et plus, si affinités.
Sauf que, l’Express (qui, sans doute, souhaite aiguiser, et pas qu’un peu, notre chafouinité) précise qu’outre ce fantastique salaire de 1,6 million d’euros, monsieur Proglio, au titre de la présidence non exécutive de Veolia, touchera, en sus, entre 500 000 et 700 000 euros (par an). On notera au passage la fourchette de type farouchement élastique, qui laisse pour le moins songeur ; belle fourchette de 200 000 euros.
Est-ce tout ?
Eh bien non, car suite à la liquidation de ses droits à la retraite, il faut y ajouter une rente de 100 000 euros par an qui tombera toute crue dans la déjà bien garnie escarcelle de monsieur Proglio après que nous lui ayons gentiment souhaité “bonne année et bonne santé, Henri !”, soit dès 2010.
Et parce qu’il faut toujours penser à l’avenir, même à celui d’un homme pécuniairement à l’abri du besoin, hein, ne soyons pas sectaires, envieux ou discriminants, aimons notre prochain quelle que soit sa position sociale, notons avec joie et empathie que, lorsque monsieur Proglio décidera en son âme et conscience de rejoindre une retraite amplement méritée, il palpera – si j’puis me permettre un brin de grossièreté dans le verbe – la rondelette somme de 850 000 euros par an !
850 000 euros de retraite par an, oui, j’avoue que là, chafouin ou pas, ça m’a laissé coi, mais comme rarement.
Ceci étant, quel beau parcours, non ?
Et donc ?
Eh bien donc, ne comptez pas sur moi pour me répandre dans le populisme de mauvais aloi, la démagogie la plus mal famée, ou que sais-je encore ! Ah non, n’allez pas croire que j’irais, là, évoquer le cas de cette hôtesse de caisse subissant un emploi du temps incertain et ô combien variable et ce, pour un salaire qui en rebuterait plus d’un ; de ce commercial sillonnant bien plus que son département avec acharnement et pensant, à juste titre, être un jour, et pourquoi pas demain, Noël approchant, récompensé par une “primette” de 100 euros bruts ; de ces ouvriers de chez Continental à qui l’on demande amicalement de turbiner 314 heures de plus par an sans la moindre augmentation de salaire ou bien c’est la porte ; de la pauvre maman de François Bayrou qu’a bien du mal à joindre les deux bouts avec sa petite, tout petite retraite ! Ah non, ne comptez pas sur moi pour dire haut et fort ce que nombreux éprouvent en relatif silence, à savoir que tout de même, compétence et remarquabilitude admises par nous tous, sortes d’acquis sociaux du haut, il y a comme qui dirait entre le salarié de base et l’homme de la situation, un écart (grandissant) de traitement qui ressemble fort à de l’indécence, pour ne pas dire, à de l’obscénité caractérisée. Ne me faites pas dire, ce que je n’ai pas dit. Ah non, ne me faites pas cracher au bassinet, ne me poussez pas à hurler que cet écart de traitement entre les Proglio – Messi, Castaldi et tutti quanti, car pourquoi les exclure de ce tableau ? – et nous autres, nous à qui l’on demande tant et autres choses, vaillance, patience, pugnacité, dimanches compris, que cet écart qui toujours et encore se creuse, finira, et nous le déplorons, n’est-ce pas, par exaspérer à tel point, que, telle la bulle financière, un truc va péter et va péter grave !
Oh je sais, il n’est pas venu le temps de la révolution, et d’abord pour quoi la révolution, et qui la souhaite ?
Oh je sais aussi, qu’il faudrait qu’il soit bien affamé, le peuple, pour sortir de sa léthargie, du je-pense-tout-bas-que-merde, je le sais bien. Mais … qui sait ?
Tout aussi remarquable et compétent que soit l’homme, aussi méritant soit-il, honnêtement et tout bien réfléchi, comment est-il possible d’en arriver à de tels émoluments, nonobstant le fait que d’aucuns voudraient moraliser le capitalisme ?
Est-il possible de tolérer de tels écarts de salaires, sachant qu’en haut comme en bas, on a très largement dépassé l’indécence ?
Est-ce possible, sous entendu : combien de temps encore cela peut le demeurer ; possible ?