Connaissez-vous le Tibet ? Oui, mais le Tibet chinois ? Celui en butte à l’éradication à la racine des traditions et coutumes « médiévales » ainsi qu’il en a été décidé par Pékin ? Eliot Pattison, juriste américain devenu économiste et expert des affaires chinoises écrit des romans policiers pour vous le faire connaître. L’Amérique a connu sa déculturation indienne, les pionniers venus d’Europe ne prenant pas de gants avec les superstitions et autres traditions. Mais elle regrette et a fondé des chaires d’enseignement des coutumes Navajo par exemple – pas la Chine.
Vous êtes pour que le Tibet vive selon sa propre culture ? N’oubliez pas naïvement que Pékin ne fait qu’appliquer ce que Paris appliquait, un siècle et demi durant, dans les provinces : interdit de parler breton ! saisie des biens du clergé ! laïcisation forcée des mœurs ! Le rationalisme à tous les étages. Les Chinois passés par Mao – l’instituteur génial de nos intellos 1970, comme Philippe Sollers – sont certes plus frustes et plus brutaux que les instituteurs de la IIIe République mais l’objectif est le même : « libérer » les paysans de l’oppression du clergé et des croyances. « Libérer » signifie convertir à la croyance nouvelle…
Ce recentrage étant effectué, nous sommes donc à même de bien comprendre les deux parties en présence au Tibet : les Hans modernes et progressistes – et les Tibétains traditionnels et croyants. Ce sont ces forces qui s’affrontent dans les romans d’Eliot Pattison. Son héros est Chinois de Pékin, ancien inspecteur de la Sécurité et membre illustre du Parti. Pour avoir découvert une vérité gênante pour certains pontes, il a connu le goulag chinois au Tibet. Il y a rencontré sa nouvelle famille, des moines persécutés qui croient en la réincarnation et se préoccupent en cette vie des divinités.
Un village ignoré des autorités, au pied de la montagne du Dragon assoupi, vient chercher le trio pour résoudre une série de meurtres rituels. Nous voilà pénétrant dans le vrai Tibet, celui des immensités et de l’ivresse d’altitude. Il y fait très chaud quand le soleil donne et très froid lorsqu’il descend. La végétation est rase et l’herbe suffit à peine pour nourrir les troupeaux ; seules de rares plaines où coule un ruisseau sont propices à la culture de l’orge, nourriture de base des Tibétains, avec laquelle ils font leur tsampa, mangée avec le thé au beurre de yack rance. Les ombres dures et les mystères de la montagne, où des masses ferreuses dans le sol attirent régulièrement la foudre, donnent un aspect fantastique à tout ce qui survient. La mort sur un antique chemin de pèlerins qui s’élève vers les sommets, par des vires secrètes et des grottes dérobées, a tout pour faire peur aux hommes.
Surtout que la montagne, semblant déserte, se révèle très passante. Nous sommes là au cœur du vrai Tibet. Qui a voyagé en ces apparentes solitudes sait bien qu’il suffit de s’arrêter quelque part pour que surgissent ici et là quelques têtes d’adolescents curieux, filant la laine (apanage des mâles au Tibet) ou de gamins crasseux et dépoitraillés qui « gardent » quelques brebis, aidés de molosses poilus plus gros qu’eux. Pattison n’est pas nostalgique de l’ancien Tibet. Il en respecte profondément les croyances, venues de loin, qu’il apparie volontiers aux traditions Navajo. Ce sont tous deux des peuples proches de la nature, attentifs aux plantes et aux phénomènes, qui cherchent la voie spirituelle pour être en accord avec l’univers.
Mais Pattison introduit la Chine contemporaine dans la trame du récit. Ce village ignoré des autorités l’est par corruption, ce fléau si répandu du socialisme. L’or, hier lumière dont il fallait faire offrande aux dieux, est devenu avidité commerçante pour acheter de l’électronique. La science, tellement révérée par Pékin, emprisonne ses savants réputés pour garder leurs recherches secrètes. Et la jeunesse ne croit plus à rien, surtout pas au Parti.
Vous serez déroutés par les cent premières pages : c’est normal, le Tibet est déroutant. Mais accrochez-vous comme un randonneur sur sa montagne, vous accomplirez pas à pas le chemin. Progressivement, tout de mettra en place et l’intrigue – compliquée, pleine de rebondissements, comme tout au Tibet – vous séduira. Nous sommes vraiment au Tibet chinois, et bel et bien aujourd’hui ! Voilà un roman qui vous fera mieux comprendre ce pays.
Eliot Pattison, La prière du tueur (Prayer of the Dragon), 2007, 10/18 2009, 505 pages, 8.93€