Le poète et dramaturge uruguayen Mauricio Rosencof, 76 ans, était récemment à Genève.
A l’occasion d’une visite au Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, l’ancien membre de la direction du Mouvement de Libération National - Tupamaros est revenu sur ses 13 années de 1973 à 1985 passées, en Uruguay, dans les geôles de la dictature militaire d’alors.
Vous avez dit une fois que la torture physique n'est rien comparée à l'isolement prolongé…
Ce sont deux choses différentes. Avec l'interrogatoire – les décharges électriques, le « sous-marin », les volées de coups –, à un moment donné, ça s'arrêtait, parce que le corps n'en pouvait plus. L'isolement est un type de torture d'un autre ordre. Nous, les dirigeants de l'organisation, ils nous ont séparés et nous ont répartis dans tout le pays. Le général qui a mené cette opération d'isolement a déclaré publiquement : « Comme on n'a pas pu les tuer quand on les a attrapés, on va les rendre fous ». Sur les neuf, un est mort au cachot, et deux ont perdu la raison.
Moi, je me suis retrouvé avec José Mújica, surnommé « el Pepe », et Fernández Huidobro, dit « el Ñato », et nous avons fait tout l'Uruguay de cachot en cachot. Nous avons été longtemps enfermés sous terre, dans des cachots qui, dans le meilleur des cas, faisaient deux mètres sur un. En général, ils ne nous donnaient ni à boire – nous avons appris à boire notre urine –, ni à manger – et nous mangions des insectes… Ils nous emmenaient aux toilettes une fois par jour. C'était un véritable calvaire, car si on faisait à l'intérieur du cachot, on était puni. Alors on finit par avoir les organes complètement chamboulés, la vessie à la place du cerveau, parce qu'on ne pense qu'à ça. On ne voyait pas un seul visage humain, pas même les nôtres, entre nous, et on ne voyait jamais le soleil.
Tout cela créait un état de très grande tension, à tel point que nous avons commencé à penser à un moyen de communiquer entre nous. Dans le cachot, il n'y avait rien, il fallait s'asseoir par terre, les bras dans le dos, mais nous avons réinventé le morse. C'est un jour de Noël que nous avons commencé à dialoguer. Soudain, je sens que de l'autre côté du mur, el Ñato griffe la paroi, et je me rends compte qu'il veut communiquer. Alors je m'assieds près du mur et je réponds en griffant moi aussi, et lui commence à taper dans le mur, en rythme. Il me transmettait un mot qu'il estimait être en relation avec ce jour particulier; et si je déchiffrais la première lettre, je pourrais déchiffrer tout le code. Et voilà ce qu'il m'a transmis : « Dans la vie, bonheur».
Nous avons commencé à communiquer, et cela a été une fenêtre grande ouverte sur la vie ; nous avons parlé de notre enfance, de nos fiancées, nous avons organisé des révolutions, et ça a duré des années. Je lui ai raconté des histoires que j'avais écrites dans ma tête, je lui ai transmis des poèmes…
D'où avez-vous puisé la force de survivre dans de telles conditions pendant si longtemps ?
Je crois que tous les êtres humains qui sont dans des situations inimaginables s'accrochent à la vie comme le lierre à un mur. N'importe qui dans une telle situation aurait résisté, pour son père, pour son fils, pour avoir un avenir.
Ma fille de 7 ans venait me rendre visite. Elle était en thérapie, et une des choses qu'elle disait au thérapeute, c'était : « Papa n'a pas de mains ». En effet, on avait les mains menottées sous la table, et elle ne pouvait pas les voir. Je ne pouvais pas lui apporter un dessin, un objet que j'aurais fabriqué, rien. Mais dans le cachot, la paroi s'effritait, et j'ai récupéré une petite pierre très blanche. Quand on m'a passé les menottes, j'ai gardé la petite pierre dans la main, et dans la salle des visites, j'ai demandé au gardien si je pouvais la donner à ma fille. Il a regardé ce caillou avec dégoût, l'a pris entre ses doigts et l'a donné à ma fille.
J'ai dit à Alejandra : « Tu te souviens de l'histoire du Petit Poucet ? La première fois qu'il s'est enfoncé dans le bois, il semé des petites miettes de pain, mais les oiseaux les ont mangées, et il n'a pas pu retrouver son chemin vers la maison. La seconde fois, il a pris plus de précautions et il a parsemé le chemin de cailloux ; comme ça, il a pu retrouver la cuisine qui sentait bon le pain chaud. Presque tous ces cailloux ont été perdus, sauf trois : deux qui se trouvent dans le château des contes de Perrault, et celui que tu as dans la main, le troisième. Je ne peux pas t'expliquer aujourd'hui comment il est arrivé dans mes mains, mais maintenant, il est dans les tiennes. » À partir de ce jour-là, ma fille a dormi avec la petite pierre sous l'oreiller, et à ceux qui lui posaient des questions, elle répondait : « C'est pour que mon papa puisse retrouver le chemin pour rentrer à la maison ».
Comment avez-vous vécu les visites de la Croix-Rouge ?
En tant qu'« otages », les visites de la Croix-Rouge nous étaient interdites. Nous savions que la Croix-Rouge avait visité la prison Libertad et celle de Punta de Rieles, où se trouvaient les femmes, et il est certain que le rôle qu'elle a joué dans ces lieux de détention a été très important. Nous, nous nous sommes rendu compte que quelqu'un se souciait de nous, parce qu'on durcissait nos conditions de détention. Par exemple, ils nous laissaient faire le pied de grue toute la nuit pour que la Croix-Rouge sache, par l'intermédiaire de nos familles, que si elle réclamait de meilleures conditions de détention pour nous, les conséquences seraient qu'elles allaient empirer.
Une fois, la Croix-Rouge a visité la caserne de l'unité Caballería 8, à Melo, car le bruit avait couru que nous étions très malades. Ce jour-là, quelque chose de très étrange s'est passé : on nous a fait sortir de la cellule, on a ouvert la fenêtre pour faire entrer le soleil, et on a apporté une table et une chaise. Moi, je m'asseyais sur une fesse, puis sur l'autre. Cela faisait dix ans que je ne m'étais pas assis sur une chaise.
On nous a lavés, rasés, et emmenés dans un endroit où nous n'étions jamais allés : les bureaux. Quand nous sommes arrivés à la porte, ils nous ont enlevé les menottes et la cagoule, et le capitaine a dit : « Là-dedans, il y a la Croix-Rouge. Vous ne pouvez pas vous approcher à moins de 20 mètres, et ne vous pouvez pas dire un mot, sinon, vous savez ce qui vous attend ». Nous sommes entrés, les délégués de la Croix-Rouge nous ont regardés ; ils étaient entourés des officiers supérieurs de la caserne. Le commandant de la caserne m'a demandé mon nom, je lui ai donné. Puis il m'a demandé si j'allais bien, je lui ai répondu que oui, et ils m'ont ramené. La Croix-Rouge est repartie ; ils ont enlevé la table, les chaises, et la vie est redevenue comme avant.
La seconde visite a eu lieu à la prison Libertad, en 1984. C'est là que j'ai rencontré Hernán Reyes. Je lui ai raconté ce que je vous raconte là, sans dramatiser, avec humour. L'humour est un formidable moyen de survie et de vie.
Que diriez-vous aux délégués d'aujourd'hui qui visitent des détenus dans 80 pays ?
Il y a la psychologie du détenu, la psychologie de celui qui torture, la psychologie du gardien, et il est très important de savoir comment chacun fonctionne dans sa tête pour pouvoir intervenir plus efficacement, même si les délégués font déjà énormément.
Quand ils parlent avec les détenus, il faudrait qu'ils prennent en compte le fait qu'il peut y avoir des microphones. Ils doivent faire très attention à cela, parce qu'après leur départ, les bourreaux, les maîtres de la prison, restent, et on en paie les conséquences. Que les délégués de la Croix-Rouge emmènent les détenus dans la cour et qu'ils parlent avec eux dehors. Qu'ils ne parlent pas avec un détenu choisi par les autorités carcérales, qu'ils le choisissent eux-mêmes. Qu'ils parlent avec la famille du détenu. L'important est de protéger le détenu, et aussi l'anonymat des déclarations qu'il fait.
Pour vous, quelle a été l'action la plus positive de la Croix-Rouge ?
Ce que la Croix-Rouge signifie pour le détenu n'est écrit nulle part ; c'est un espoir, une illusion, cela apporte toujours quelque chose de positif. Le simple fait que la Croix-Rouge nous visite, qu'on sache que nous sommes là, cela signifie une protection. Non pas une amélioration des conditions de détention, mais bel et bien une protection de notre vie, par le seul fait que les délégués nous ont vus et ont pu dire que nous étions en vie. C'est ce qui a été, à mon avis, le plus important dans la visite de la Croix-Rouge.