Parmi les grands noms du jeu d’Echecs, celui d’Alexandre Alekhine figure en bonne place. Il est le seul champion du monde décédé alors qu’il détenait son titre. Certains le considèrent même comme le plus grand joueur de l’Histoire, après avoir vaincu l’invincible Capablanca. Il est aussi le seul joueur français, émigré certes mais Français quand même, de l’Histoire. Alekhine est également une personnalité complexe dont la vie fut des plus sinueuses, parfois même tragique.
Une enfance aisée (1892-1907)
Alexandre Alexandrovitch Alekhine est né le 31 octobre 1892 à Moscou. Il est originaire d’une famille très aisée : son père, noble propriétaire terrain, a été membre de la Douma et sa mère est la fille d’un riche industriel. La noblesse ajoutée au capitalisme naissant dans la Russie tsariste. Sa mère lui apprit les règles du jeu à sept mais c’est son frère Alexeï qui l’initia plus profondément : en 1903, il avait réussi à annuler contre le grand champion américain Harry Pillsbury au cours d’une simultanée. Dans la maison des Alekhine venaient jouer des joueurs moscovites assez forts, qui ne se doutaient évidemment pas qu’ils rencontraient celui qui allait participer à peine quelques années plus tard, celui qui allait concourir dans les mêmes tournois et les dépasser.
Etant trop jeune pour entrer dans un cercle, Alekhine commença à jouer par correspondance vers l’âge de douze ans. D’autre part, Alekhine jouait souvent en cachette à l’école. Il racontait que les maîtres ayant confisqué les pièces, il s’amusait avec ses camarades à les reconstituer par de petits bouts de papier (comme le héros du Joueur d’Echecs de Stefan Szweig) et les positions avec sa mémoire (qualité qu’il allait développer et constituer une de ses forces), jouant ainsi à l’aveugle.
Les débuts dans la compétition (1907-1914).
Le premier tournoi du jeune Alexandre a lieu à Moscou en 1907 lors du tournoi de printemps –il n’a pas 15 ans-. En 1908, il dispute son premier tournoi à l’étranger à Düsseldorf (pendant le championnat du monde entre Lasker et Tarrasch) : il termine troisième, quelques mois après avoir gagné son premier tournoi à Moscou.
Il se révèle en février 1909 en remportant le tournoi pan-russe de Saint-Pétersbourg (en hommage au grand champion russe Tchigorine mort l’année précédente), tournoi regroupant les meilleurs joueurs amateurs russes : il marque 13 points sur 16 parties. L’année suivante à Hambourg, il est confronté pour la première fois à l’élite mondiale dans un grand tournoi international : il termine 7-8ème avec 8,5 sur 16, malgré une fracture à la jambe. Même s’il est encore loin des meilleurs, il étonne déjà pour ses qualités de tacticien. Il décide de s’installer chez sa grand-mère dans la capitale russe (qui était Saint-Pétersbourg à l’époque faut-il le rappeler) .
L’apprentissage d’Alekhine au haut niveau se poursuit. Il remporte à l’été 1912 le championnat nordique à Stockholm, devançant des joueurs réputés comme Spielmann, qui fait partie des meilleurs au monde, Cohn ou Marco, des habitués des grands tournois. La même année, Alekhine est septième du championnat russe gagné par Rubinstein devant Nimzovitsch. En 1913, c’est une nouvelle victoire qui l’attend à Scheveningen aux Pays-Bas : il marque 11,5 sur 13 parties (11 victoires, une nulle et une défaite sans importance à la dernière ronde contre Janowski).
A l’hiver 1914 est organisé un tournoi de maîtres qui est qualificatif pour le grand tournoi international qui se tient au mois de mai. Alekhine l’emporte avec Nimzovitch et le match de départage entre les deux joueurs, qui doit désigner celui qui participera au tournoi en question, s’achève par le résultat nul ; finalement les deux joueurs sont qualifiés. Au même moment, Alekhine achève ses études de droit.
En ce mois de mai 1914, on n’attend pas beaucoup de ses performances : les Lasker, Rubinstein et Capablanca lui sont largement supérieurs et les affrontements avec ces champions se terminent le plus souvent par des défaites sans appel. Mais Alekhine réussit à battre Rubinstein et ce succès lui permet de le devancer au tour préliminaire : avec 6/10, le jeune russe se qualifie pour le second tour. Bien que battu par Lasker (2 fois) et Capablanca (1 fois), il remporte 3 victoires sur 8 parties et termine 3ème du tournoi (loin derrière Lasker et Capablanca qui ont 13,5 et 13 sur 18 mais avec 10 points). C’est la révélation au monde entier alors qu’il a 22 ans.
Alekhine a bien conscience qu’il est loin d’être le troisième joueur mondial mais ce résultat l’encourage dans ses ambitions. Il sent que Capablanca est son adversaire dans les années qui viennent, plus que Lasker pourtant champion du monde. C’est pourquoi il attend que Capablanca déclare forfait au prochain grand tournoi de Mannheim pour y participer, après un séjour à Paris. Le tournoi débute le 20 juillet 1914, alors que la guerre se présente déjà au continent. Après la 11ème ronde, le tournoi est arrêté car le conflit a débuté. En tête avec 9,5 points sur 11, Alekhine est déclaré vainqueur mais comme tous les joueurs russes, il est incarcéré avant d’être relâché un mois plus tard. Chose assez curieuse pour quelqu’un d’aussi jeune : en effet, tous les joueurs russes étaient passés devant une commission médicale qui devait examiner s’ils pouvaient être aptes au combat (donc éventuellement libérés si ce n’était pas le cas). Mais selon Kasparov, le médecin qui examina Alekhine était un de ses admirateurs et décida sa libération.
Les années de guerre (1914-1920)
Alekhine dispute quelques tournois avant de s’engager dans la Croix-Rouge. De plus, ses parents décédèrent durant le conflit (son père a été fait prisonnier). En 1916, il est gravement blessé sur le front ; une fois encore des doutes subsistent sur les conditions de sa blessure : certains pensent qu’au lieu d’être dans l’organisation humanitaire, il aurait servi dans l’artillerie. Sur son lit d’hôpital il joue quelques parties, dont une est restée célèbre (contre Feldt).
Alekhine erre de ville en vile en 1917, pendant que les Révolutions Russes ruinent sa famille surtout après la prise du pouvoir par les bolcheviks. Il remporte un petit tournoi à l’été 1918 à Moscou puis se rend à Kiev et Odessa, en pleine guerre civile. Il est arrêté au printemps 1919 par la Tcheka (la police politique des bolcheviks), accusé d’espionnage au profit des Blancs (les adversaires des « Rouges » communistes) et le peloton d’exécution se destine à Alekhine. En Occident on annonce même sa mort mais il est sauvé par un membre d’un tribunal militaire qui contacta un commissaire régional du Parti Bolchevique pour le sauver (A noter que cet épisode n’est pas relaté dans les biographies officielles d’Alekhine publiées en Europe de l’Est avant l’effondrement du bloc soviétique. D’autre part, d’autres accusations sont relancées en 1921 mais abandonnées peu après. De même certains Russes Blancs l’accusent d’avoir dénoncé des leurs aux Rouges). Le jeune champion continue d’errer.
Alekhine décide d’abandonner alors le jeu d’échecs. Il passe un diplôme en art du cinéma mais le démon le reprend. Mais s’il veut jouer et continuer à progresser, il n’y a plus qu’une solution : quitter la Russie.
En 1920, Alekhine remporte le premier championnat communiste de Toutes les Russies (terme qui regroupera plus tard l’URSS qui n’est créée qu’en 1922).
L’exil vers Paris (1920-1921).
Comment quitter la Russie ? Le destin aide Alekhine. En tant que polyglotte émérite (il parle couramment anglais, français et allemand), il est transféré au sein du Komintern (Organisation regroupant tous les partis communistes européens sous le contrôle de Moscou) et adhère au Parti devenu Communiste. Il rencontre une déléguée suisse Annalise Ruëgg, de treize ans son aînée, qu’il épouse en mars 1921. Les deux époux attendent un enfant (Alexandre Junior) et finissent par quitter la Russie (malgré les méfiances des hauts dirigeants communistes comme Lénine et surtout Radek qui le soupçonne toujours d’être un contre-révolutionnaire).
L’opportunisme d’Alekhine lui permet de débarquer en Europe Occidentale. Il se sépare rapidement de sa femme et rend visite de temps en temps à son fils qui réside avec sa mère à Zürich. Alekhine s’installe à Paris, où il passe un doctorat en droit à la Sorbonne (fait contesté aujourd’hui même si Alekhine a bien suivi des études de droit en Russie et qu’il devait sans doute intégrer le corps diplomatique).
De champion d’Europe à champion du monde (1921-1927).
Installé enfin en Occident, Alekhine multiplie les apparitions dans les tournois avec succès. Entre 1921 et 1927, il joue 22 tournois, ne terminant qu’une seule fois quatrième (sa pire place durant cette période), pour 14 victoires. Il est même invaincu en 1921 sur 28 parties. Son jeu devient complet : lui qui était un tacticien, redoutable pour ses combinaisons, devient un joueur de position de plus en plus redoutable. De plus, il devient aussi un spécialiste de la théorie des ouvertures (en 1921, il popularise la défense qui porte son nom : 1.e4 Cf6), apportant de nombreuses améliorations et expérimentant de nouveaux systèmes de début de partie.
Il n’est cependant pas le meilleur. En 1922, il est devancé par Capablanca (champion du monde depuis l’année précédente) à Londres même s’il annule facilement la partie. Il signe avec d’autres joueurs le « protocole de Londres » qui définit les règles du championnat du monde fixées par le Cubain. A la fin de l’année 1923, Alekhine lance un défi à Capablanca qui le décline.
Jose Raul Capablanca, ici dans l'uniforme de l'équipe de baseball de l'Université de Columbia. Champion du monde en 1921, il est le rival naturel d'Alekhine. Son style est plus léger et plus naturel que le champion russe, qui a eu bien des problèmes contre lui.
Au grand tournoi de New York en 1924, il n’est que troisième derrière l’ancien champion du monde Lasker et l’actuel Capablanca. Un moment important guide cependant : opposé à Capablanca, il commet une erreur en début de partie et se retrouve en grande infériorité. Mais le champion cubain n’arrive pas à exploiter cet avantage, même en finale sa spécialité, et Alekhine obtient partie nulle. Le champion russe conclue alors que Capablanca n’est pas si fort que cela en finale et qu’il n’est pas « aussi invincible » qu’il en paraît. Le tournoi de New York concluait une tournée en Amérique du Nord particulièrement longue ; pourtant quelques jours après, il établit un nouveau record de parties jouées à l’aveugle en simultanée (battant celui du Tchèque Richard Réti) : sur 26 parties, il gagne 16 fois, pour 5 nulles et 5 défaites, contre une opposition d’amateurs redoutable. En 1925 à Paris, il améliore son record avec 23 victoires pour 3 nulles et 2 défaites dans une démonstration qui a duré 8 heures.
En 1925, Alekhine acquiert définitivement sa réputation de champion d’Europe (titre symbolique). Absent au grand tournoi de Moscou (Il s’est ouvertement déclaré anti-communiste), il triomphe à Baden-Baden devant les meilleurs joueurs du moment (sauf Lasker et Capablanca). Dans ce tournoi tous les aspects de son jeu sont en place : des combinaisons spectaculaires, des manœuvres fines et brillantes, des fins de partie maîtrisées et une préparation aux ouvertures efficace. La même année, il obtient son doctorat en droit à la Sorbonne après une thèse sur le système pénitentiaire chinois mais il n’a jamais exercé.
En 1926, Alekhine connaît une bonne année : deuxième à Semmering et à Dresde, il triomphe en Angleterre puis en Amérique du Sud. Le projet d’un match contre Capablanca se dessine de plus en plus. Il se prépare déjà en affrontant dans une série de 10 parties le Hollandais Max Euwe, match qu’il remporte difficilement (3 victoires à 2, la rencontre étant interrompue pour à cause des discussions sur le match contre Capablanca). En 1927, Alekhine et Capablanca se retrouvent à New York : c’est une lourde déception pour le Russe qui termine deuxième à 2,5 points du champion du monde et qui a dû s’incliner dans le mini-match qui les oppose. Mais le championnat du monde aura bien lieu et se déroulera à Buenos-Aires. Avant de s’envoler pour l’Argentine, Alekhine a le temps de gagner le tournoi de Kecskemet en Hongrie, tandis que le Cubain se contente de quelques simultanées en Amérique du Sud.
L’improbable victoire (1927)
La rencontre commence en septembre 1927 et peu d’experts pensent sérieusement à une victoire d’Alekhine : en 12 parties, celui-ci n’a jamais battu Capablanca, qui lui s’est imposé quatre fois. Quelques-uns pensent même qu’Alekhine ne gagnera pas une seule partie d’un match dont le règlement prévoit le vainqueur par 6 victoires ou un match nul 5 victoires chacun favorisant le champion. Seul, Richard Réti pense qu’Alekhine gagne s’il parvient à maîtriser ses nerfs. En effet, Capablanca n’hésitera pas à imposer des positions arides, techniques qui peuvent faire perdre patience au talentueux Alekhine.
Première partie du sensationnel match Capablanca-Alekhine. L'air rioplatense donne des ailes à Alekhine qui se défend comme personne n'attendait, ou presque !
La première partie résonne comme un coup de tonnerre : Alekhine gagne, avec les Noirs en plus. Mais Capablanca semble reprendre le dessus : deux victoires nettes dans les parties 3 et 7 lui donnent l’avantage. Le match bascule probablement dans les parties 12 et 13, gagnées par Alekhine. Le challenger remporte la 12ème après un terrible combat où le Cubain a craqué. Dans la 13ème, Capablanca n’a pas profité d’une chance laissée par son adversaire qui l’a ensuite largement dominé.
Capablanca vient à sa politique d’usure précédemment décrite. Mais Alekhine s’accroche : 7 nulles consécutives suivent le double gain du prétendant. Et dans la 21ème partie, Alekhine s’impose brillamment en profitant de négligences apparemment anodines mais coupables du Cubain. A 4-2, Alekhine a pris une option ; celle-ci aurait pu être plus grande s’il n’avait pas manqué le coup gagnant dans la 22ème après avoir sacrifié un Cavalier. Capablanca serre les dents et revient dans le match : après avoir raté le gain facile dans la 27ème, il gagne la 29ème partie (4-3 Alekhine). Mais ses ressources semblent épuisées. Alekhine gagne la 32ème après une longue lutte mais toujours favorable au Russe. Et dans la 34ème, il gagne un pion et met logiquement et méthodiquement 50 coups avant de contraindre Capablanca à abandonner, pendant l’interruption. Ce dernier félicite dans une lettre, écrite en français. Le jour même du début de la partie (le 26 novembre) Alekhine est enfin naturalisé français.
La dernière partie du match en trois tomes (insipides il se doit).
http://www.dailymotion.com/videoxb1gny http://www.dailymotion.com/videoxb1h43 http://www.dailymotion.com/videoxb1tffChampion du monde … avec la manière ! (1927-1934)
Le match à peine terminé, Alekhine promit au Cubain un match revanche mais Capablanca commit alors une erreur fatale. Il remit en cause les conditions du fameux protocole de Londres : demandant à raccourcir la durée du match. Alekhine répondit qu’il refusait de changer les conditions que le Cubain avait lui-même édictées à son bon vouloir. La crise de 1929 allait priver Capablanca de soutiens financiers car Alekhine voulait faire payer (au propre comme au figuré) toutes les difficultés entretenues par Capablanca (Il exigea 18 000 $ contre 10 000 pour tout autre challenger).
De plus, Alekhine s’était engagé pour un match contre un autre émigré russe, installé en Allemagne, Efim Bogolioubov (« Aimé de Dieu » en russe). Cet optimiste invétéré, vainqueur du tournoi à Moscou en 1925, ne fit pas le poids contre Alekhine : 11 victoires à 5 et 9 nulles (15,5 à 9,5) scellèrent le sort du premier match en 1929 (Alekhine établit alors le record de victoires en match de championnat du monde). Cinq ans après, la revanche se termina pratiquement de la même façon : 15,5 à 10,5 pour Alekhine (8 victoires à 3).
Alekhine contre un autre émigré russe, Efim Bogolioubov lors du championnat du monde 1929. Malgré son talent, Bogolioubov n'est pas de taille à rivaliser contre Alekhine, qui remporte les deux matches facilement (5 et 6 points d'écart).
En plus d’être un joueur de tournoi, Alekhine multipliait les exhibitions et les œuvres littéraires. Il rédigea les livres des tournois de New York de 1924 et 1927. En 1933, il améliora encore le record du monde de parties simultanées à l’aveugle (32 parties dont 19 victoires, 9 nulles et 4 défaites).
Sur l’échiquier, Alekhine exerça une domination sans partage, bien qu’il ne disputât aucun tournoi avec Capablanca. En 1930 à San Remo, devant un panel des meilleurs joueurs, il gagne 13 parties et ne concède que deux nulles. En 1931 à Bled, il marque 20,5 points en 26 parties (15 victoires et 11 nulles) devançant Bogolioubov de 5,5 points ; personne n’a jamais pu gagner un tournoi de cette force avec autant d’avance (pas même Bobby Fischer). Lors des Olympiades à Hambourg en 1930, il gagne ses 10 parties et remporte la médaille d’or au 1er échiquier ; à ceux de Prague en 1931 (13,5 sur 18 points possibles). Ses victoires à Berne en 1932, Zürich en 1934 sont impressionnantes d’ampleur et d’aisance. En 1929 et 1934, Alekhine disputa 234 parties officielles : il s’imposa 146 fois, annula 76 fois et perdit seulement 12 fois (dont 8 lors des deux matches contre Bogolioubov qu’il battit 19 fois en 51 parties). Son jeu était étincelant, portant à la perfection ou presque son style : il ajoutait la psychologie à ses qualités naturelles de tacticien et son talent de manœuvrier.
La déprime et la défaite (1934-1935).
Pourtant au sommet de son art, Alekhine sombra dans la déprime. Il se maria encore deux fois mais plongea dans une sorte de mélancolie. Il ne pouvait rentrer en URSS, considéré comme traître. Il se mit à boire et à fumer excessivement. On raconte qu’au cours d’une séance de parties simultanées, Alekhine se mit à boire toutes les consommations de ses adversaires. L’ébriété était un état fréquent chez Alekhine mais son génie lui permettait encore de briller et d’obtenir d’excellents résultats.
En 1935, il affronte le Hollandais Euwe pour un match de championnat du monde. Bien que fort joueur, le Hollandais n’était pas considéré comme une menace si redoutable que Capablanca, dont on n’attendait plus la revanche. Euwe avait pourtant posé bien des problèmes à Alekhine lors de leur match de 1926 et battu le champion du monde à Zürich en 1934 (il termina deuxième du tournoi).
Le match, qui s’est déroulé aux Pays-Bas tourne à l’avantage d’Alekhine : 3-1 pour le Français mais Euwe revient à 7-7 dans la 14ème partie. Puis le challenger marque deux victoires (16 et 19ème parties) et prend le dessus. Alekhine égalise en gagnant les 20ème et 21ème. Il semble pourtant épuisé : deux victoires d’Euwe dans les parties 25 et 26, malgré un succès d’Alekhine dans la 27ème, permettent au Néerlandais de détrôner à la surprise générale le champion du monde (15,5 à 14,5). Alekhine perdit le contrôle au point d’installer à ses côtés un chat (Caïssa ou Échecs selon les sources) dont il espérait qu’il transmettrait son énergie. Puis sur la fin, il se tourna vers la lecture des horoscopes. Pour la dernière partie, Alekhine vint en smoking en l’honneur d’Euwe. Ce dernier obtint une position gagnante mais pour éviter son ajournement, proposa la nulle à Alekhine, qui accepta et félicita le nouveau champion du monde.
Le retour et la reconquête (1935-1939).
Tomber de haut reste un choc psychologique particulièrement difficile lorsqu’on a écrasé la concurrence et que la défaite est inattendue. S’en remettre est en soi une première victoire. Alekhine a éprouvé ces sentiments et aurait très bien pu ne pas se relever. Mais il démontre qu’il est un champion hors norme.
La chute a provoqué un effet salvateur à Alekhine. Il arrêta de fumer et de boire, son physique se transforma. Ses résultats en 1936-1937 furent assez irréguliers : quelques succès à Dresde, Hastings et Bad Nauheim en 1936 mais une 6ème place à Nottingham. Au cours de ce tournoi en 1936, il retrouva Capablanca pour la première fois depuis 1927 mais dut s’avouer vaincu après avoir forcé l’interruption de la partie. Toutefois, le match revanche, prévu par contrat, contre Euwe eut lieu à l’automne 1937. Peu de gens pensaient qu’Alekhine avait de grandes chances de gagner ; son heure était passée pensait-on. Après un bon départ d’Euwe, Alekhine assomma le match avec 4 victoires en 5 parties puis la même série acheva le travail : 15,5 à 9,5 (10 victoires à 4 et 11 nulles) fut le score final. Euwe en était ébahi, lui qui était plus fort qu’en 1935.
Alekhine contre Euwe en 1937. Donné vaincu contre un champion en pleine forme, Alekhine démontra tout son talent en surclassant le Néerlandais. Il termine le match par 4 victoires sur les 5 dernières parties, ce qui confère à son succès un triomphe inespéré.
Cette victoire de l’homme sur ses passions redonna encore plus de confiance à Alekhine, même s’il dut affronter la concurrence des Botvinnik, Kérès, Flohr, Fine et Reshevsky, qui étaient de vingt ans plus jeunes. En 1938, Alekhine n’est que 5ème au tournoi AVRO aux Pays-Bas mais bat Capablanca (qui finit 7ème sur 8). Botvinnik le rencontre après le tournoi pour discuter d’un éventuel match, Alekhine en accepte les principes mais plus rien n’aura lieu ensuite à cause de la guerre.
Alekhine contre Capablanca en 1938. C'est la dernière partie qui oppose les deux champions. Alekhine s'impose facilement à Capablanca qui souffre de problèmes cardiaques et qui réalise le plus mauvais tournoi de sa carrière.
La guerre et les années troubles (1939-1945)
Alekhine est aux Olympiades de Buenos Aires lorsque l’Allemagne attaque la Pologne ; capitaine de l’équipe, il refusa de jouer contre l’Allemagne. Il rentre en France (après avoir, comme il se doit, gagné un tournoi à Montevideo), sert comme traducteur dans l’armée française. La France vaincue, il essaya de fuir au Portugal avec sa quatrième épouse Grace, juive américaine, en vain. C’est alors que commença une période trouble dans la vie d’Alekhine. La malchance l’empêcha de repartir vers l’Amérique du Sud.
En mars 1941 sont parus plusieurs articles dans le Pariser Zeitung intitulés « Les Échecs et les Juifs », dont l’auteur est Alekhine. Il y est relaté la supériorité de la race aryenne sur la race juive dans le jeu d’Echecs ; il affirma notamment que les Juifs pratiquent un jeu défensif, lâche et attiré uniquement par l’argent au contraire des Aryens qui pratiquent un jeu « brave » et offensif. Il disputa également les tournois organisés dans l’Europe nazie. Il gagna à Salzbourg, Münich, Lublin-Cracovie-Varsovie, Prague notamment. Puis en 1943, il parvint à s’installer en Espagne, sans sa femme Grace restée à Paris (Elle y remporte le championnat féminin de Paris en 1944), avant de séjourner au Portugal.
La guerre terminée, on reprit contre Alekhine les articles en question, l’accusant d’antisémitisme. Plusieurs fédérations et plusieurs joueurs protestèrent contre ces écrits et Alekhine se vit privé de l’invitation de tournoi, tant qu’il ne se serait pas justifié.
Alkekhine vers 1945
La mort
Fin 1945. Botvinnik lance un nouveau défi à Alekhine, par le biais de la Fédération Anglaise, qui répond de manière favorable. Mais le 24 mars 1946, on le retrouve mort devant son échiquier. Il est à ce jour le seul champion du monde mort comme tenant du titre. La version officielle de son décès présente un décès par étouffement (il aurait avalé un trop gros morceau de viande), lié à une insuffisance cardiaque. Pourtant, d’autres versions circulent : un médecin portugais donne un autre point de vue. Le fils d’Alexandre Alekhine accuse les services soviétiques d’avoir assassiné son père. Il aurait été abattu au pistolet (ce qui change du piolet de Léon Trostky). Mais quel intérêt d’abattre Alekhine alors qu’il allait jouer (et probablement perdre) un match contre Botvinnik ? Peut-être aussi des résistants ou encore des organisations juives. Enterré à Estoril, où il est décédé, le corps d’Alekhine est transféré au cimetière Montparnasse, en présence de représentants français et soviétiques ainsi que de plusieurs grands joueurs (et futurs champions du monde comme Smyslov, dont le père a joué contre Alekhine, Petrossian et Spassky) où a été inhumée son épouse quand celle-ci décède en 1956.
L’œuvre d’Alekhine.
Ce que nous a laissé le champion du monde est à la fois riche et controversé.
Riche parce que son apport dans la théorie des ouvertures n’est pas négligeable. Il a laissé son nom à une défense (1.e4 Cf6) et de nombreux systèmes ont été créés ou popularisés par lui. Riche aussi parce que ses idées ont apporté du sang neuf à un jeu dont Capablanca pensait qu’on avait bientôt épuisé ses ressources. Lorsqu’Alekhine bat Capablanca, c’est le penseur qui a battu le joueur. Riche aussi car ses combinaisons sont mémorables, souvent difficiles à voir mais tellement belles. Son œuvre est riche car il a toujours cherché la vérité, laissant place à l’objectivité et l’autocritique (pas souvent quand même !). Enfin ses écrits sont nombreux et restent des ouvrages de référence. Pour ceux qui sont intéressés, lisez les 200 parties d’Alekhine (en deux volumes), vous découvrirez plein de choses. On pourra également relever plusieurs livres de tournoi dont celui de New York en 1924, considéré comme un des plus forts jamais disputés.
Son œuvre est aussi controversée : on l’accuse de falsification. Par exemple, la partie des cinq Dames qu’il dit avoir gagnée est en fait une partie perdue et surtout une variante de ladite partie (contre Grigoriev en 1915). On lui reproche la manipulation : ses analyses ne sont pas solides du tout mais c’est le temps et les outils informatiques qui nous ont permis de le vérifier.
Alekhine a été un grand novateur et un grand propagandiste des Échecs, même s’il n’appréciait pas sur le plan du jeu les simultanées. Il est le premier joueur à avoir eu recours à un secondant lors d’un championnat du monde (aujourd’hui c’est courant)
Les Soviétiques avaient dans un premier temps décidé de renier le champion. Son nom n’était pas mentionné mais grâce aux efforts d’Alexandre Kotov (très fort joueur et membre influent du Parti), Alekhine a été réhabilité, insistant sur le côté russe du personnage. En 1956, 1971 et même 1992, pour les respectivement 10 et 25 ans de sa mort et les 100 ans de sa naissance, ont été organisés des tournois à sa mémoire à Moscou. Après la tempête de décembre 1999, sa tombe a été gravement endommagée et sa restauration a été permise grâce à des fonds venus de Russie.
Quant au style, il est résolument tourné vers l’offensive. D’abord uniquement tactique dans les premières années, il s’affine et se peaufine au contact des tournois internationaux. Alekhine devient un champion des manœuvres positionnelles à partir des années 1920. Certaines victoires font partie de l’héritage classique (contre Rubinstein en 1921, Yates en 1922 ou Treybal en 1925). On notera un fait assez amusant : lors du tournoi de Kecskemet (en Hongrie) en 1927, il affronte un certain Balasz S…y qu’il bat après avoir sacrifié un pion, ce qui a impressionné son adversaire qui a mal réagi et perdu. Lors du match de 1927 contre Capablanca, Alekhine a retenu les leçons de son adversaire pour les retourner contre lui.
Dans ses écrits, Alekhine insiste sur la dimension artistique du jeu. Il a souvent cherché la victoire avec la classe aux dépens d’un gain purement technique. Mais parfois, la beauté a nui au caractère technique en compliquant la situation. Mais l’amateur aime aussi les belles choses même si elles ne sont pas toujours les plus efficaces. Alekhine était un expert du « sacrifice de pion positionnel », c’est-à-dire de donner un pion à l’adversaire en échange d’avantages dans la position, le plus souvent le développement des pièces.
La personnalité controversée.
Alekhine est une personnalité complexe, d’aucuns diront que c’est le propre du génie russe par excellence, avec tous ses excès. Le personnage comprend des zones d’ombre et il est parfois difficile de savoir la vérité sur son parcours tant les informations sont contradictoires (même sur la date du décret de naturalisation).
Son ego est grand. Euwe, qui s’entendait bien avec Alekhine, fit un jeu de mots en allemand qui résumait ceci : « Allein Ich » (Moi seul, Alekhine s’écrivant Aljechin en allemand). Sa susceptibilité allait de pair : après le tournoi d’Hastings au Nouvel An 1934, les grands maîtres Flohr et Lilienthal voulurent lui faire un bon mot : Lilienthal (qui avait 23 ans) dit à Alekhine que c’était un bon résultat pour le champion du monde que de terminer en sa compagnie et derrière Flohr. Vexé, Alekhine partit furieux. Les deux joueurs vinrent s’excuser ensuite. Alekhine les accepta mais plus jamais il ne participa à un tournoi avec Lilienthal. Si cette anecdote révèle la personnalité d’Alekhine, ne faut-il pas avoir une idée assez grande du Moi pour atteindre un tel niveau ?
Alekhine aimait les femmes, enfin plus âgées. C’était le cas de ses quatre épouses qui avaient parfois dix ans de plus que lui.
Alekhine réfuta d’abord les avoir écrit, puis ensuite affirma qu’il n’était qu’un prête-nom et qu’il avait laissé des « codes » pour montrer qu’il les avait écrits sous la contrainte. En effet, il aurait été obligé de collaborer pour protéger son épouse des persécutions. Parmi ces codes, il y aurait des erreurs volontaires de noms, d’orthographe, d’origine, qui tranchent singulièrement avec la phénoménale mémoire d’Alekhine.
Extrait d'un des six articles publiés sous le nom d'Alekhine, repris notamment dans des magasines aux Pays-Bas et en Allemagne. Ces textes suscitèrent des condamnations parmi les joueurs de haut niveau, dont Euwe.
Alekhine était probablement un opportuniste mais avait-il réellement le choix ? Communiste quand il le fallait, collaborateur (d’une façon ou d’une autre) quand il le fallait, il a surtout traversé les tempêtes de son époque avec difficulté comme beaucoup de gens l’ont traversé. Son frère Alexeï a lui été fusillé par le NKVD en 1939 pour ses critiques contre le régime.
Alekhine était-il antisémite ?
La question se pose à la lumière de la publication de ses articles. Dans son milieu d’origine –la noblesse russe-, l’antisémitisme était courante mais ses fameux écrits peuvent-ils correspondre à un tel état d’esprit, lui le Slave, dont il devait connaître la considération par les nazis ? Certains parlent d’un antisémitisme féroce comme Tartacover mais d’autres éléments indiquent le contraire : d’abord sa dernière épouse est juive et il a apparemment tout fait pour l’épargner. Ensuite parce qu’il a beaucoup travaillé avec des Juifs : Hans Kmoch était son secondant en 1935 et il a beaucoup aidé le juif américain Isaac Kashdan (de l’aveu de ce dernier) lors d’un séjour à New York. D’autres références sont possibles et rendent difficile l’affirmation péremptoire qu’Alekhine était un viscéral antisémite.
Des articles qu’on lui attribua pendant l’Occupation, Alekhine réfuta d’abord les avoir écrit, puis ensuite affirma qu’il n’était qu’un prête-nom et qu’il avait laissé des « codes » pour montrer qu’il les avait écrits sous la contrainte. En effet, il aurait été obligé de collaborer pour protéger son épouse des persécutions. Parmi ces codes, il y aurait des erreurs volontaires de noms, d’orthographe, d’origine, qui tranchent singulièrement avec la phénoménale mémoire d’Alekhine. Il a très probablement écrit ces articles mais la controverse repose sur leur sincérité éventuelle. Le chantage, les circonstances comme le pense l’historien anglais Kenneth Whyld auraient contraint Alekhine à écrire ces articles. Pour survivre, son château ayant été saisi par les Allemands, il devait se compromettre. Et ses fameux « codes » ne seraient-ils pas une erreur de transcription ? D’autre part, il n’est pas exclu que ses articles aient été réécrits par une autre personne.
A la mort de son épouse en 1956, on aurait pourtant découvert dans ses archives personnelles les articles manuscrits (ceux qui auraient eu connaissance de ces textes ne l’ont jamais mentionné dans leurs publications) mais rien ne sera publié avant 2017 tandis que l’éditeur (Brian Reilly qui publiait la revue British Chess Magazine) qui a découvert ce manuscrit a nié avoir vu ces fameuses notes.
Quoiqu’il en soit, Alekhine restera toujours dans l’esprit des amateurs d’Échecs comme celui qui recherchait le beau (les échecs sont un art, une science pour lui aussi) et ses parties brillantes. Resté 16 ans champion du monde (deuxième en durée derrière Lasker et devant Kasparov), premier champion du monde à reconquérir son titre (et le seul avec Botvinnik), Alekhine est au panthéon et pour moi, dans les trois plus grands joueurs de l’Histoire et sans doute le joueur le plus complet qui ait jamais existé.
Voici un gain spectaculaire contre Bogolioubov en 1922.
http://www.dailymotion.com/videoxb2xgvEt deux autres parties. L’une en 1914 contre le Suisse (et non pas Finlandais Fahrni, partie jouée le 31/7/1914) et l’autre à l’aveugle.
http://www.dailymotion.com/videoxbdosy