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INLAND EMPIRE de David Lynch (ou ma vie de critique d’amateur de cinéma : )

Publié le 12 février 2007 par Cdsonline

Inland Empire

Le film commence par un coup de projecteur, aveuglant de sa blanche crudité qui ne révèle aucun objet si ce n’est la lumière elle-même, la lumière pour la lumière, un faisceau qui semble ténu malgré sa puissance déployée car il prend naissance dans les profondes ténèbres qui l’entourent de toutes parts. Pour quelques secondes seulement, le titre apparaît, occupant tout l’écran sans pour autant, malgré la taille des lettres, en entamer l’inquiétante noirceur: INLAND EMPIRE. L’empire de l’intérieur…

David Lynch, fidèle à l’implacable ligne de conduite esthétique qui oriente son œuvre et vraisemblablement sa vie, n’a jamais reculé devant l’abîme terrifiant du mystère qu’il a entrepris de sonder depuis la révélation de sa vocation artistique : la psyché humaine. Et comme il ne saurait faire les choses à moitié, il ne fait rien moins que de s’attaquer à dévoiler ce que Freud n’avait pas hésité à nommer le “continent noir”, à savoir l’inconscient… féminin. Car David Lynch est précis, il ne s’y trompe pas, il sait ce qu’il entreprend, même si ce n’est qu’après-coup, au montage. Avec lui, pas de généralisation abusive, il ne s’agit pas de l’inconscient de La femme en général, mais de l’inconscient d’une femme en particulier. David Lynch n’a peut-être pas lu Lacan, mais il semble avoir fait sienne la célèbre formule : “LA femme n’ek-siste pas”, pour dire d’une part que “Femme” ce n’est pas un “genre” au sens communément admis car chaque femme est unique, et que d’autre part les femmes ne sont pas à l’instar de l’homme vouées à une errante extériorité, car elles sont les porteuses-nées de l’intériorité même. Une intériorité d’où tous les humains viennent, quel que soit leur sexe, leur couleur de peau ou leur généalogie. Qu’on le veuille ou non, nous venons tous de l’intérieur d’une femme. Du rêve d’une femme.

Et cette femme, qui est-elle, dans ce film précisément ? Elle n’en sait rien elle-même. Sa fragilité ontologique va être explorée au cours d’un récit passionnant où quelques clés sont données dès le départ : “demain peut être hier, je me souviens d’après-demain”… il n’y a pas de temps. Du moins pas le temps chronologique tel qu’on a l’habitude de le mesurer, le quantifier, le sérier, un temps technique et technicisé. C’est d’un tout autre temps qu’il s’agit ici. Car nous voilà d’un coup, grâce à l’essence-même du médium cinématographique et de son plus brillant réalisateur plongés dans un autre monde, immergés dans l’inconscient, et le récit précis que nous propose David Lynch s’articule exactement de la même manière, selon la même logique narrative, tissé de la même matière imagée et sonore que le sont les rêves, avec ses procédés de condensation et de déplacement, ses superpositions d’espaces (puisqu’il n’y a plus de temps) ses détours, ses contours et ses inversions (car l’inconscient ne connaît pas non plus la négation). C’est ainsi que Nikki Grace est simultanément Sue, une actrice et une prostituée, victime d’une tentative de viol et révélant sa violence terrifiante, qu’elle est en Pologne et à Los Angeles, qu’elle a perdu un enfant et qu’elle est enceinte de sa promesse, qu’elle tue et qu’elle est tuée, qu’elle est, qu’elle sera et qu’elle a été…

Car elle est également le metteur en scène de son destin qui se déroule comme une récapitulation (au moment de sa mort ?) où elle tient tous les rôles et habite tous les décors, passant de l’imaginaire (ses rêves de devenir une star) au réel le plus effrayant (l’Autre-Chose comme la grimace hideuse de sa chair derrière le masque du visage) sans cesser d’être elle-même, tout en cherchant à devenir elle-même désespérément… Des mystères de la jouissance à l’incontournable du sexe en passant par la généalogie du Mal (le reflet) toutes les interrogations métaphysiques ou presque y passent, avec une rigueur et un traitement de l’image auquel un livre entier mériterait d’être consacré.

Rendons hommage au StudioCanal, une société française (!) d’avoir permis à David Lynch d’avoir les mains complètement libres pour faire le film qu’en tant que visionnaire, il a imaginé de bout en bout dans ses moindres détails. Et grâce au “final cut” que la production lui a laissé, David Lynch accomplit une œuvre majeure, toute au service de l’humanité. Une humanité qui n’a pas fini de méditer la célèbre maxime de Rilke dans sa première élégie à Duino : «Car le beau n’est rien que le commencement du terrible, ce que tout juste nous pouvons supporter et nous l’admirons tant parce qu’il dédaigne de nous détruire. Tout ange est terrible…» Et David Lynch de nous livrer sur un plateau (de cinéma) une magistrale, sublime et forcément inquiétante réécriture contemporaine, élaborée comme souvent selon la fascinante figure topologique de la lemniscate ou anneau de Möbius: «Stars make dreams and dreams make stars»… Welcome in the Inland Empire, where everybody is a star…


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