Invité hier soir au débat initié par Peter Gabor pour e-art-sup, voici pour répondre à la demande de quelques auditeurs attentifs, sérieux et de bon goût, le texte de mon intervention :-p
Typography exists to honor content.
Une phrase de cinq mots, une sentence de Robert Bringhurst qui, bien entendue, méditée, n’a pas fini de distiller son sens…
Si la typographie existe, si les hommes ont inventé la typographie, c’est pour honorer un contenu, pour donner forme à un fond, pour servir une pensée.
Mais quel contenu, quel fond, quelle pensée?
Laissons la question en suspens un instant…
L’impératif de la typographie a toujours été : faire lire. Optimiser la lecture, l’accessibilité, l’intelligibilité.
D’abord attirer l’œil, le captiver, puis le capturer, l’apprivoiser, faire en sorte qu’il ne “décroche pas”, le garder le plus longtemps possible… jusqu’au bout… bout de ligne… point final.
Le savoir-faire de la typographie peut ainsi se diviser en deux sous-ensembles :
• la macro-typographie : organisation de l’espace de lecture, structure de la page ou de la double-page, articulation texte-images, organisation des blocs, hiérarchisation des informations, gestion des blancs, aménagement de passages d’un niveau à l’autre… les petits glissements de sens du visible au lisible…
• et la micro-typographie : accentuation, ponctuation, interlignage, approche, césures (attention aux veuves et aux orphelins!) menus détails destinés à l’amélioration du confort de lecture, conserver le lecteur sur sa ligne, éviter qu’il se décourage… conscience un brin angoissée de l’attention précaire… fragile équilibre… “tout ce travail pour (presque) rien”… Paul Rand: Simplicity is not the goal. It is the by-product of a good idea and modest expectations.
Cette posture de résistance est-elle vraiment nouvelle et spécifique à “l’information en ligne”? N’était-elle pas déjà celle d’Emil Ruder en 1969 concernant la presse-papier? Et plus loin encore n’est-ce pas la position de base de Simon de Colines, l’ancêtre des directeurs artistiques et typographes, dont Guyonne Viart fit en 1520 son troisième époux lorsque mourut Henri Estienne son mari co-fondateur avec elle de la maison éponyme?
Bref, la résistance n’a-t-elle pas toujours été la marque distinctive d’une typographie qui se respecte?
Et donc en quoi la typographie de l’information en ligne est-elle à distinguer de celle de la presse papier?
L’une se lit sur un écran, et l’autre se lit sur papier justement.
Pour l’une le média est l’image et le médium la lumière, sollicitant en premier lieu l’organe de la vision.
Pour l’autre le média est la langue et le médium la parole, convoquant à priori l’organe du sens.
Car si l’homme voit avec ses yeux, il lit avec ses oreilles.
L’image — considérée par nous comme un langage à part entière — appelle à une saisie immédiate (synchronique) car son déploiement est spatial alors que la parole appelle à une saisie médiatisée, car son déploiement (comme celui de la lecture et de la musique) est temporel (diachronique)…
Trois dialectiques se trouvent donc mises en mouvement, imbriquées et articulées dans les réflexions sur la typographie de “l’information en ligne” :
• la forme et le contenu
• le visible et le lisible (la dialectique par excellence de l’art graphique)
• l’image et la parole
La judicieuse remarque d’Étienne Mineur concernant l’indigence graphique de l’information en ligne : “pourquoi Adobe n’utilise pas les algorithmes très performants concernant la typographie d’InDesign à Flash. Il est assez surréaliste de penser qu’une même société n’utilise pas ses propres avantages“(…) appelle une autre remarque en retour : et si ce n’était pas une question de technique? Si ce n’était pas fortuit? Si la frontière entre l’éditorial et la publicité était poussée à s’estomper? A-t-on vraiment intérêt à ce que l’information en ligne accepte d’épouser la rigoureuse beauté d’un art typographique maîtrisé, ordonnancé, hiérarchisé?