Poésie du samedi, 93
Les Surpris
I
Le décousu, les oripeaux, les pancartes brandies dans les cortèges
La houle blanche des banderoles, les mots jetés toujours plus haut
La rumeur, le piétinement, la dispersion, mais l’espérance
Quel était ce théâtre ? Quels boulevards nous ont portés
jusqu’au seuil de la fin du jour, jusqu’à l’orée du labyrinthe
où les rats se précipitèrent ? Qui proclamera dans l’empire
quelques Justes ? Devant la prison, un porteur
s’est assis. La foule passe. Il ne reste que sa fatigue
et la famille, le cinéma de l’espoir fou.
II
Celui qui croyait vivre en continu, il existait comme un collage
Dans le juxtaposé, baroque, flamboyant
Un feu de flammes rouge cerise qui dévorait la vieille trame
des faits divers, papiers froissés, journaux de rien.
Amateur de marché d’épaves, rabouteur de tapis barbares
Il s’inventait sur des bannières, repliées aussitôt perdues
Le jour suivant en voyait d’autres. Comme un permanent de l’éclat
Il vivait de l’inattendu. Dans le désert, il espérait un météore
Une pierre tombée d’en haut. Il y forerait son état.
III
Le grand rituel est bien mort. A chaque jour, on improvise
un ballet-drame, un fleuve de cris et de sang
Les cercueils s’alignent devant des honneurs illusoires
Morts pour rien, ivres de vent et de fureur.
Sous le préau d’un hôpital, sous les colonnes d’une mairie
Quels sont ces effarés allongés, ces surpris
qui ne goûteront plus du soleil la résine
ni la chaleur d’aimer ? Ils sont déjà partis.
Pierre Seghers (Paris 1906 – Créteil 1987), Les mots couverts, 1970 (repris in Le temps des merveilles, œuvre poétique 1938-1978, Seghers éditeur).
J’ai souvent cité des poètes édités par Pierre Seghers mais pas encore rendu hommage à celui qui fut lui-même, outre un incomparable dénicheur de talents, un grand poète, de ceux qui touchent à l’éternité de l’humain sous la gangue des apparences. C’est aujourd’hui le moment, alors que ce blog s’est mis dans un demi-sommeil qu’on me reproche ça et là, de lui faire place dans cette anthologie permanente de poète et de poèmes auxquels je trouve des échos actuels, résonances ou dissonances.
Seghers, c’est un art d’atteindre l’essentiel, même avec des mots couverts… Or, la fluence de l’actualité, de l’événementiel, comment ne pas en être dupe, peu ou prou ? Comment ne pas ressentir le besoin de prendre du recul, quand on ne croit plus au cinéma de l’espoir fou ? Et cette pierre tombée d’en haut, quelle illusion n’est-ce pas, alors qu’il y a tant à creuser en soi ici-bas… Le spectacle continue, il peut continuer encore, comme la terre continue à tourner. Mais de grâce, qu’on n’en fasse pas une obligation ou un devoir ! Le droit à l’indifférence peut s’avérer salutaire quand la tyrannie de l’actualité tue le discernement. Loué soit Seghers de nous éveiller des emprises qui nous surprennent et nous étoufferaient si nous n’y prenions garde ! L’essentiel est cette solaire chaleur d’aimer !