Je ne les voyais plus ces temps-ci, je m’inquiétais. Qu’est-ce qui leur était donc arrivé ? Trop âgées pour la grippe A, qui préfère les djeuns, pas folle la guêpe ! Oui, mais entre l’indigestion, la congestion, la délocalisation ; le harcèlement, le surendettement, le ramollissement ; le cancer, la colère, le sida ; la sclérose en plaques, la cirrhose en vrac, l’overdose en crack ; l’islamisme , le populisme, le priapisme ; le Guillain-Barré, le vilain taré, le chauffard bourré, il y a tant de raisons de mourir, on se dit que vivre est un petit miracle, on remercie tous les matins le bon Dieu, etc. Alors, c’est vous dire, quand j’ai entendu la voix de mes deux mémères au marché, vendredi, devant l’étal du charcutier, j’ai failli courir les embrasser, leur pleurer ma joie de les trouver sur pied, leur souhaiter par Zeus de durer encore assez pour voir la mer monter de 49 mètres : je me suis retenu, elles ne me connaissent pas, ça aurait pu les tuer…
Madame Daube faisait peser du museau vinaigrette, pendant que madame Michu entrait dans un monologue délibératif sur le point de savoir si elle prendrait, son tour venu, du boudin aux châtaignes ou de la galantine truffée.
« Mais si, M’ame Daube, les lipides c’est comme tout, faut y aller progressivement. Rien de pire que de s’y noyer d’un seul coup le 31 décembre.
- Vive l’accoutumance, M’ame Michu ! Et pour l’ânerie, c’est pareil. Regardez nos politiques : s’ils tiennent le coup, c’est qu’ils ont deux ou trois tournées d’avance. Un peu comme mon pauvre Albert jadis avec l’eau de vie de prune… Tiens, à propos, pour vous, M’ame Michu, c’est quoi « être français ?
-Si j’étais vulgaire, M’ame Daube, ce qu’à Dieu ne plaise, je vous répondrais ce que mon petit neveu est allé soutenir l’autre jour en préfecture : être français, c’est aimer la cochonnaille, la cochonnerie et la cornichonnerie.
-Et « être française », des fois qu’y ait une nuance ?
-Française ? C’est être comme nous, M’ame Daube : rien sur la tête, carrée dedans et libre dans son corps, je veux dire veuve !
-Veuve à nos âges, mère célibataire avant, et si possible ministre. Voulez-vous que je vous dise sans rire ? pour moi la Française type aujourd’hui, c’est Rachida Dati. Je réclame son buste en Marianne dans nos mairies. Et ne comptez pas trop sur elle pour exiger le droit au minaret… Oh ! tiens, mettez-moi donc encore six rondelles d’andouille.
-Les pauvres Suisses, M’ame Daube ! Vous verrez qu’on va leur faire honte avec cette histoire jusqu’à ce qu’il revotent, comme les Irlandais sur l’Europe. Ça marche comme ça maintenant : le populo va aux urnes, il dit ce qu’il pense en majorité, ensuite les intellos lui tombent dessus, lui font les gros yeux; il sait plus ou se mettre… Pour moi, du boudin aux châtaignes : vingt centimètres… et deux tranches de galantine.
- Quand même je crois qu’ils manquent d’iode.
-Le boudin ?
-Les Suisses, M’ame Michu, faites donc attention ! Depuis qu’on leur a fait lâcher le secret bancaire, ils perdent aussi le nord et ça n’arrange rien. Où est le bon sens, je vous le demande, d’arrêter en grand tralala, comme une nouveauté, ce Polanski qui a un chalet chez eux depuis trente ans ! Ils sont encore neutres, mais ça court-circuite ! Navrant.
-Moi, ce qui me navre, M’ame Daube, ce serait plutôt les courts-circuits au Parti socialiste. Les plombs y sautent deux fois par semaine. Vous croyez qu’ils la feront taire ?
-Quoi donc ? leur rancune ?
-Non, leur Royal…Mettez-moi aussi ce petit œuf en gelée.
-Ils ne la feront taire qu’en lui tordant le cou. M’est avis qu’ils y pensent. Seulement, quand elle sera sur le flanc, eux seront dans les choux.
-Oh ! oui, bonne idée, une pintade aux choux pour dimanche, j’ai mon neveu. Je vous laisse, je file au volailler… Et vous pensez qu’il en voudrait, lui ?
-Qui ? Quoi ? Votre neveu, de la pintade ? Le volailler, de madame Royal ? Attention, ma p’tite, vous devenez confuse, trop de graisse dans le sang, ce n’est pas au volailler que vous filez, c’est à la thrombose.
-Je disais : pensez-vous qu’il en voudrait, lui, le populo en France, d’un minaret devant le clocher, si on lui demandait son avis ?
-En France, M’ame Michu, pas besoin de demander, nous avons l’administration : entre la hauteur, la largeur, la couleur, les avis du Maire, du Conseil régional, de la Préfecture, des Monuments historiques, de la Santé publique, du Contrôle de la concurrence etc., je vous prie de croire que ces drôleries architecturales ne sont pas près de pointer le nez en masse. Et c’est pourquoi, je vous le dis, la pire erreur de ce Président, c’est pas de rouler tous les matins des mécaniques pour accoucher d’une rainette, c’est de ne remplacer qu’un fonctionnaire sur deux. Voilà ce qui nous tuera, M’ame Michu : plus grave que la fonte de la banquise, la fonte de la fonction publique. Je vous prie d’en croire une retraitée des Postes… »
Je les regardais s’éloigner, mes mamies à l’ancienne, veilles branches de souche sans botox dans les bajoues, ni silicone dans le giron, ni mèches blondes dans le gris souris. Que deviendra ce pays, me disais-je, quand auront disparu les derniers réfractaires aux virus ? Tous les virus : de la grippe A et du body fitness, du charity business et des oméga 3, du trou de l’ozone et de la pensée convenable. Je m’arrête. Moi, ce n’est pas le cholestérol qui me tuera d’abord, c’est la mélancolie.
Arion