Deux expositions vues le même jour : il est paradoxal que le lieu le plus somptueux, hôtel particulier d’une riche famille bourgeoise, abrite une exposition somme toute assez décevante, alors que c’est dans les anciens sous-sols d’un magasin d’alimentation qu’on peut découvrir des trésors, mais c’est ainsi.
Le Musée Jacquemart-André présente donc (jusqu’au 11 janvier) la collection de tableaux de Samuel von Bruckenthal, hobereau de récente noblesse et ‘ami intime’ de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, provenant du Musée de Sibiu en Transylvanie roumaine. Il y a là de grands noms, soigneusement mis en avant le musée, qui titre l’exposition ‘Bruegel, Memling, van Eyck…’ , mais, une fois devant les toiles, la déception est fréquente : comme hélas souvent dans les ‘petits’ musées, les tableaux des maîtres sont des oeuvres secondaires, des esquisses, des travaux d’atelier. Ce n’est pas le cas du très beau van Eyck (l’homme au chaperon bleu), mais, dans l’ensemble, allez plutôt au Louvre (même si le voile du portrait féminin de Memling n’est pas sans charme). L’Ecce Homo du Titien, qui en a peint plusieurs, est faible et plat, on croirait une esquisse préparatoire (et le fait que
ce soit un don de l’impératrice à son favori n’en fait pas pour autant un grand tableau), la Sainte Famille de Jordaens semble éberluée et perdue dans des jeux d’ombre exagérés, et les Brueghel ne méritent pas le détour, ni le brouillon de Rubens.Heureusement, comme souvent dans ce cas, c’est parmi les oeuvres ’secondaires’ de la collection du nobliau transylvain qu’on trouve des petits joyaux. En nettoyant cette Cuisinière flamande, de Jeremias van Winghe avec l’atelier de Georg Flegel (vers 1610-1620), on y a découvert (mais le site n’a pas été mis à jour après le nettoyage !) une fenêtre par laquelle on voit le Christ et les deux pèlerins d’Emmaüs, et, derrière lui, au mur, un tableau qui pourrait être une mise au tombeau ou une descente de croix (je n’ai pas de meilleure image du détail). La cuisinière au visage poupin, au regard droit, tient ostensiblement
une grappe de raisin: le raisin renvoie au vin et au sang du Christ, la feuille renvoie peut-être à Adam. Cette composition en abyme, avec la scène biblique au second plan, n’est pas rare (ainsi chez Velazquez), mais elle prend toute sa force ici car les images se superposent, la main de la servante cachant partiellement la scène religieuse, et le tableau mural ajoutant une autre profondeur. Par ailleurs, c’est une somptueuse nature morte, avec reflets sur la cruche et le verre, chatoiement du plumage de l’oiseau mis à faisander et jeu du chat-diable avec la volaille au premier plan. Les deux petites gouaches sur parchemin de Joris I Hoefnager font ressortir des objets lumineux sur un fond blanc tacheté. Dans les deux cas (l’une à la chenille zébrée, l’autre à l’escargot et au hanneton), le motif central est un vase bleu lumineux, et chaque forme animale ou végétale se détache de manière claire, naturaliste, contrastée. Plus que le cabinet de curiosité de Hinz, ces deux petites compositions morales fascinent longtemps. Enfin, à côté du van Eyck, j’ai longtemps admiré ce Portrait Vanité attribué au Maître de la Légende de Saint Augustin, proche de Michiel Sittow (drôle d’attribution, proche de ?). L’home âgé, ridé, montre du doigt ce crâne memento mori qu’il semble protéger sous son manteau. Une vanité, certes, mais c’est le manteau qui retient l’attention, délicatement doublé de fourrure de renard à peine visible, sinon aux revers : richesse cachée, sinon dissimulée, en tout cas pas ostentatoire, mais bien là; de même la légère chemise blanche qui apparaît sous la tunique dans le cou et sur la pomme d’Adam au dessus du fin noeud noir. C’est un tableau sur la discrétion, sur ce qui est là mais ne se montre guère, que ce soit la richesse ou la piété, les deux allant de pair sans doute, et la mort dissolvant tout.Voilà pour le somptueux palais du boulevard Haussmann; demain nous irons dans les caves de Fauchon.