La vue ce matin, de La Désirade, se réduit à peu près à rien, n’étaient les branches dépouillées des arbustes du premier plan, comme dessinés à l’encre de Chine sur le fond gris et blanc du brouillard et de la neige.
Tôt réveillé, j’ai commencé l’année en la souhaitant bonne à ma moitié, à laquelle j’ai amené son café, avant de lire Berthollet, excellente nouvelle de Ramuz évoquant le désespoir d’un homme qui, après avoir perdu sa femme, a résolu de se jeter à la Sarine, dont il est retiré une première fois, ensuite consolé et ragaillardi par un pasteur aux grandes qualités de coeur, et qui s’y rejette ensuite sans avoir trouvé le moindre réconfort, ni même le moindre accueil auprès du jeune ministre qui a succédé au précédent. Sans un mot de trop, Ramuz saisit à la fois la détresse d’un homme à qui tout a été arraché par Dieu et ce que représente la vraie charité d’un bon pasteur par opposition à la froideur de certains fonctionnaires du culte. (Ce 1er janvier)
Un homme perdu dans le brouillard, de Ramuz, rend admirablement le sentiment métaphysique de vertige et d’angoisse procédant d’une sensation liée à un égarement purement physique; et dans Mousse l’auteur évoque l’indifférence cruelle que les paysans de montagne manifestent à l’égard d’un animal « inutile », ce pauvre Mousse qu’un jeune armailli va jeter dans une faille et que tout le monde entend agoniser avec « amusement » des jours durant. Or ma bonne amie, très sensible à la charge émotionnelle des mots, ne supporte pas que je lui évoque, cette triste fin de Mousse, et je lui épargne par conséquent le récit de l’abominable sort réservé au cheval du sceautier, dans la nouvelle du même nom, aussi poignante que celle de Tolstoï.
Je suis arrivé au bout, ce matin, des Nouvelles et morceaux de Ramuz, avec deux évocations du paradis, dans Le pauvre vannier et La paix du ciel, qui traitent la même idée que celle de Chute d’un saint de Dino Buzzati, à savoir le regret qu’un homme peut éprouver dans ce lieu saint et parfait, où l’on n’a plus rien à faire qu’à chanter des cantiques et où le charme des misères est dissipé… Ce qui me frappe aussi, en notamment en songeant à l’âge de l’écrivain (trente ans quand il publie ce recueil, en 1919), c’est le mélange de noirceur et d’attention compassionnelle qui se dégage de l’ensemble des romans et des nouvelles publiés jusque-là.
Très intéressé, malgré ce qu’il y a là-dedans d’un peu trop grave à mon goût, par la lecture d’ Aimé Pache, qui se trouve maintenant à Paris. L’affection qui lie la mère et le fils est émouvante, et Ramuz fait bien sentir la grande solitude du créateur, sans doute à son image. On est ici bien loin du Paris des artistes et des écrivains dans cette peinture d’un garçon sérieux comme un pape qu’on sent juste de passage et plus souvent au Louvre qu’au bistrot. Il serait intéressant, cependant, de voir qui hantait Montparnasse en ces années.
En lisant Aimé Pache peintre vaudois je retrouve, à travers les tribulations du jeune artiste à Paris, mes propres tâtonnements, et les incertitudes, les doutes et les avancées souvent inaperçus qui ont marqué ma vie pendant des années. J’ai été moins seul et moins concentré sur La Chose que le personnage de Ramuz, qui force lui aussi le trait par rapport à lui-même, et pourtant il me semble qu’il a bien rendu là une certaine mentalité romande dans son rapport ambigu avec Paris, qui n’a guère changé dans les grandes largeurs, en tout cas pour moi et la plupart des écrivains romands. Surtout: je partage son exigence, fondamentale à mes yeux, par rapport à la sincérité.
Je suis assez éberlué, en recopiant mes notes de 1985, de constater à quel point j’ai tourné autour du pot, s’agissant de mon nouveau livre à venir. Je ne me doutais pas, alors, que Le coeur vert ne paraîtrait qu’en 1993, avant qu’en quelques années paraissent six livres de suite. Je n’avais alors aucun recul par rapport à mon travail, et le moins que je puisse dire est que la relation avec Dimitri n’arrangeait pas les choses. Pourtant je me garderai de reporter la responsabilité de mon improductivité sur lui, même si son ascendant avait quelque chose d’écrasant, comme l’ont prouvé maints autres exemples. Je crois cependant que je me trouvais, alors, dans une période d’absorption, et que mes difficultés tenaient aussi à mon type de perception et au très large éventail de mes virtualités expressives. Par ailleurs, je n’ai jamais cessé d’écrire et de publier, et j’avais sous les yeux trop de livres inutiles pour m’impatienter d’y ajouter.
En rentrant de la piscine, regardé Des épaules solides d’Ursula Meier. Très impressionné par la finesse des observations de ce film. La scène d’amour entre les deux adolescents est insoutenable, où le garçon comprend que la fille a couché avec lui pour que, l’engrossant, il lui permette d’augmenter ses performances d’athlète au prochain championnat. Particulièrement impressionnant s’agissant de gosses de quinze ou seize ans. M’a rappelé les scènes de Lars Noren. De telles observations me semblent importantes aujourd’hui.
Aimé Pache, peintre vaudois me semble réellement un grand livre. Le retournement final, du fils ingrat revenant aux siens et se rachetant, jusqu’à la merveilleuse scène des deux frères dansant ensemble la valse devant les villageois, est à la fois un beau geste romanesque et une sorte d’acte fondateur de l’écrivain Ramuz décidé à écrire en ce pays, avec et pour les gens de ce pays.
En reprenant en outre Vie et destin, de Vassili Grossman, j’ai relu les pages consacrées aux feuillets d’Ikonnikov et y ai trouvé, en substance, la base même de la morale de mes parents et des parents de mes parents, que je perpétue à ma façon plus irrégulière. C’est aussi les figures de Juste et de Monsieur Loup, de Vie de Samuel Belet, que j’ai retrouvés en ces pages sur la bonté « sans idées », avec le relief nouveau que mes expériences personnelles donnent à cette conception modeste du bien. Enfin j’ai reconnu, dans celle-ci, la morale de toute une Suisse flétrie aujourd’hui par une clique de profiteurs et de démagogues.
Très frappé hier soir par l’émission de télé consacrée aux agissements prolongés d’un corbeau dans un village jurassien, qui a poussé une famille traînée dans la boue à se défendre des années durant jusqu’à la découverte du coupable — ou plus précisément de la coupable. Je me suis dit d’abord (comme beaucoup de gens évidemment) que c’était beaucoup de bruit pour quelques lettres juste bonnes à être jetées au panier, puis m’est apparu le caractère réellement sournois et vil, je dirais même: satanique, de ces lettres envoyées à la fois au couple visé et à d’autres gens auxquels on faisait croire que les conjoints en question les vilipendaient de par le village. Or voyant cette famille lumineuse aux nombreux enfants, avec un père travaillant en ville et une mère écrivant des contes pour enfants, on conçoit mieux quelle jalousie mauvaise, et d’autant plus odieuse qu’anonyme a pu nourrir ces lettres au langage ordurier, d’une profonde abjection. C’est là, me semble-t-il, l’usage le plus bas de l’écriture, et j’y vois un péché plus grave que le vol et peut-être même que le meurtre par amour.
Ma bonne amie, lisant la copie de mes carnets de 1981-1982, relève le changement qui s’opère dans le ton de ceux-ci entre mes années de solitude et les suivantes, et la confiance « aveugle » que nous nous sommes aussitôt vouée l’un à l’autre, n’écoutant que notre intuition respective. La vie a fait le reste. Or, c’est de cette vie même qu’est tissé mon nouveau livre, plus fait « avec la vie » qu’aucun autre, sauf peut-être L’Ambassade du papillon, mais Les passions partagées me tient plus à coeur dans la mesure où je porte ce livre depuis plus de vingt ans et qu’il représente un bien plus grand effort de transposition.
En lisant Louise Amour de Christian Bobin, je me sens partagé entre l’horreur et la tendresse, à l’image de ce que j’ai éprouvé à Lourdes, dans le bric-à-brac de superstition et de douleur si bien acclimatées par la religion catholique. Il y a là quelque chose de très particulier que le bon sens protestant, qui plus est calviniste et vaudois, ne gobera jamais, trop peu porté à quelque forme que ce soit d’idolâtrie. Quant au livre de Bobin, il se tient sur une arête très fine, à tout instant menacé de tomber dans le kitsch, mais l’écriture l’en préserve finalement même si je suis loin d’être réellement touché.
Il en va tout autrement d’Une destruction de W.G. Sebald, qui nous fait renouer avec le sérieux de la littérature. Relevant de l’essai plus que de ses narrations habituelles, ce livre évoque le tabou qui a frappé, en Allemagne, les destructions massives subies, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, par les grandes villes dont les populations civiles ont été massivement rasées. Autant Bobin fait dans le sublime, et jusqu’à l’écoeurement, autant Sebald nous rappelle dans quel monde nous vivons et quelle responsabilité est la nôtre.
Qu’est-ce qui, en fin de compte, distingue l’idéologie du jeu des idées? Zinoviev prétendait lutter contre l’idéologie, alors qu’il y était empêtré jusqu’au cou, de même que Dimitri. De la même façon, lorsque je relis mes carnets de toutes ces années, jusque vers 1993-1994, je constate que j’ai été moi-même prisonnier de ce carcan de l’idéologie, à la fois dans ses incidences religieuses et politiques. Il me semble que j’en suis désormais libéré, du moins en grande partie. Est-ce à dire que je ne crois plus à rien? Tout au contraire.
En lisant ce matin Vie de Samuel Belet, j’ai retrouvé, dans l’altération de la relation de Samuel avec Duborget, sous l’effet de la passion partisane, ce que j’ai personnellement ressenti par rapport à l’idéologie et à l’esprit doctrinaire, que ce soit à l’époque des Jeunesses progressistes ou quand Dimitri a basculé dans le nationalisme. En évoquant les discours de Duborget, Samuel remarque que « ça ronflait terriblement » mais « c’était le creux du tambour ». Samuel se reconnaît en outre « le goût des bases », et je partage cette position de terrien. Celle-ci suffit à pondérer tout élan relevant de la rhétorique ou de l’enthousiasme tournant à vide.
Entrepris ce matin la lecture d’Adieu à beaucoup de personnages, où l’on voit Ramuz passer de la pleine pâte romanesque à la partie plus méditative de son oeuvre, que je suis très curieux de (re) découvrir.
C’est aujourd’hui, à midi précise, que j’ai mis le point final aux Passions partagées, sur le mot de « beauté » . Aussitôt j’en ai averti mon cher éditeur, ma bonne amie et quelques amis. L’aboutissement de ce livre est important pour moi, car il marque à la fois un bilan de trente ans de vie plus ou moins bonne et la constitution d’une nouvelle base du point de vue de mon travail d’écrivain. (Ce 11 février)
Une histoire d’amour et de ténèbres d’Amos Oz me semble aussitôt un livre d’envergure. Il s’agit d’une vaste chronique familiale où l’on rencontre, sur l’arrière-fond d’Israël au début des années 50, les personnages de lettrés hauts en couleurs constituant l’entourage de l’enfant. Il y a d’abord le père, érudit et polyglotte, mais confiné dans un poste de bibliothécaire, puis il y a le grand-oncle Yosef Klausner, savant et vénéré dans les plus hautes sphères du pays, la grand-mère Shlomit obnubilée par la présence des microbes en ces terres « asiatique », le grand-père Alexandre vivotant de petits négoces mais toujours tiré à quatre épingles et se donnant de grands airs — et c’est toute une société composite qui apparaît en même temps, où l’on apprend que les kibboutzim, héros du jeune garçon sont en revanche très mal vus par une partie plus traditionaliste de la population, à laquelle ils apparaissent comme des révolutionnaires aux moeurs dissolues. Bref, tout ça vit et vibre dans un ample mouvement de remémoration.
La lecture de quelques pages de la revue L’infini, signées Philippe Sollers et Gabriel Matzneff, ne me fait pas très bonne impression. Parlant du voile ou d’Epicure, Sollers me paraît assez plat et toujours fat. Quant à Matzneff, les bavardages narcissiques de son journal intime se diluent dans son insondable vanité. Monsieur est tellement content de lui-même. Mais suffit-il que Monsieur nous dise qu’il a couché avec X. mardi matin, Y. mardi soir et Z. le lendemain pour nous intéresser? Ce n’est pas mon sentiment.
Ce que j’appelle l’état chantant, le Nô l’appelle la fleur.
Ceci de Balzac: « Le monde est un bourbier. Tâchons de rester sur les hauteurs ».
Dans In memoriam de Paul Léautaud, chaque phrase et juste et bonne, chaque détail à sa place, dans un mélange très singulier de cynisme et d’émotion. J’aime vraiment beaucoup cette ironie douce-amère. La phrase que je préfère est celle-ci: « Toutes les dix minutes, je me levais, allais dans la chambre, prenais la bougie sur la cheminée, et, l’approchant du visage de mon père, je le regardais décéder encore un peu plus». Je trouve cela vraiment épatant. Je voudrais être capable de cette netteté et de cette sécheresse émue, si j’ose dire. J’aimerais dire ainsi, ne serait-ce qu’à moi-même, ce que c’est par exemple que de se sentir vieillir et de se sentir à la fois plus faible et plus fort. A l’instant précis, à côté de petits enfants tout gais (la petite fille chantait tout à l’heure « vive la vie », je vois mon reflet dans la vitre du TGV, et j’y décèle un peu de mon père dans l’affaissement des traits, avec le sentiment intérieur d’être resté une espèce de jeune homme, n’étant jamais devenu le Monsieur que mon père fut dès ses jeunes années, portant cravate et costume décent.
A propos des petites filles du compartiment voisin, une certaine nostalgie me prend au souvenir des si belles années que j’ai passées avec Sophie et Julie durant leurs premières années.
Tout à fait juste ce que dit je ne sais plus quel personnage d’Amos Oz: que ce n’est qu’en soignant ses relations sociales qu’on progresse en société — cela même que je ne sais pas et ne saurai probablement jamais faire.
Réveillé tôt ce matin, dans cet hôtel des Ardennes aux fenêtres donnant sur la forêt, et c’est avec intérêt que j’ai regardé un long reportage télévisé, sur Arte, consacré à la longue marche de François Mitterrand. Cela m’a rappelé que je n’avais jamais manifesté le moindre enthousiasme à l’égard du socialisme français — jamais vibré pour le peuple de gauche -, alors que le personnage me faisait plutôt horreur au commencement (son air mielleux de mandarin à chapeau mou) pour m’intéresser en revanche dès lors qu’il commença d’être détesté… Très français en somme, froid et dur, comme je ne les aime pas, l’homme de droite qui a appris le parler socialiste pour conquérir le Pouvoir et marquer l’époque de son empreinte. De fait, il y aura eu le Années Mitterrand, comme il y a eu les Années de Gaulle, alors qu’on ne parlera jamais d’années Giscard ou d’années Chirac. (Belgique, en mars)
Au Royal Windsor. Plus feutré tu meurs. 6 euros le sachet de cacahouètes. N’aime pas du tout ça. Ni d’ailleurs les hôtels de luxe en général. Visité ce matin l’exposition Khnopff, dont les paysages (de la région parcourue avant-hier) me touchent profondément. Exactement le rapport de verts et de gris qui trouvent en moi le plus vibrant écho. Egalement une lumière, une matière d’une infinie délicatesse — notamment un sublime paysage sous la pluie.
Expo Rimbaud à Bruxelles. Très intéressante. Emouvant de voir qu’après le coup de pistolet dont il a été la cible, Arthur retire sa plainte contre Verlaine, qui sera poursuivi d’office, Très malheureuse histoire, qu’on sent pleine d’amour et d’excès, d’alcool et de folies, de passion et de désespoir. Ensuite au Musée d’Ixcelles, où nous avons découvert, avec émerveillement, les dessins de Munch. Rarement le sentiment que chaque trait vit et vibre à ce point-là. Seule réticence à l’égard d’une certaine littérature symboliste. Mais de vraies fulgurances, par exemple avec ces dessins de chantier (Construction de la mairie) qui m’évoquent l’univers magique d’un Buzzati.
Me sens un peu partagé à la lecture de Nostalgie de l’absolu de George Steiner, qui resitue les trois grands idéologies de la modernité (marxisme, freudisme et structuralisme) dans une même mouvance post-théologique héritée de la tradition biblique. Marx descend d’Esaïe, Freud de Moïse et Lévi-Strauss est lui aussi une espèce de prophète dont l’Apocalypse serait l’image dans le tapis… Or il est certain qu’il y a du vrai là-dedans, mais une fois de plus je sens l’auteur tirer la « couverture » au peuple élu, qui serait l’unique dépositaire de la Parole et du Livre, parangon de l’humanité choisie et sacrifiée par Dieu, enfant chéri et génial comme aucun, Kafka über Alles en quelque sorte…
Il est clair que l’amour est une affaire de peau, mais c’est ne rien comprendre que d’en déduire qu’il est alors épidermique ou superficiel. Ce qu’il faut reconnaître au contraire, c’est la profondeur que révèle la peau.
Le spectacle de nos congénères n’est pas toujours édifiant, selon les lieux que nous hantons. Ainsi de l’humanité des supermarchés ou des restoroutes.
On dit parfois trop commodément qu’il ne faut pas juger. Et s’il le fallait parfois, justement?
Le printemps revient, avec ce qui semble une embellie propre à débarrasser la montagne de sa vieille neige. A Vilnius commence le procès de Bernard Cantat, dont le beau visage irradie la peine, en contraste avec la face verrouillée par la haine de la mère Trintignant, busquée par esprit de vengeance et cherchant la publicité des hyènes médiatiques. (Ce 16 mars)
Les troubles ont repris au Kosovo. Rien d’étonnant à cela: rien n’a été pacifié. Après la chape du communisme, la chape de l’OTAN n’est pas une meilleure solution à long terme, et l’on va forcément vers de nouveaux déplacements de population — cela semble inévitable. Dans la foulée, je lis cinq pages terribles, dans Le Nouvel Observateur, sur Srebrenica, où sont détaillés les témoignages de ceux qui l’ont ordonné et exécuté. Cette fois ce ne peut plus être de la propagande: ce sont les faits. Ce fut un massacre ignoble, et je suis triste que ceux que je disais mes amis le nient ou le justifient. Puissé-je ne jamais l’oublier.
La seule face de George W. Bush, de poulet de batterie en costume de ville, suffit à me convaincre de l’imbécillité du gouvernement actuel des Etats-Unis. Comme un Carter paraît humain, sympathique et intéressant, à côté d’une telle nullité. Ce qui est tout dire…
J’ai lu ce matin, dans Le Temps, l’interview de ce professeur et essayiste tunisien, Abdelwahab Meddeb, qui m’a saisi par sa bonne foi et la justesse de sa position, absolument nette et intransigeante à l’égard des intégristes et, surtout, de toute la dérive islamiste fondée sur le ressentiment, l’humiliation et le rejet de toute responsabilité sur l’Occident. Rarement j’aurai ressenti, comme à « entendre » cette voix, le sentiment d’avoir affaire à un ami possible et pas à un ennemi larvé comme si souvent avec les intellectuels musulmans, à commencer par Tariq Ramadan, nommément mis en cause par Meddeb comme « crypto-islamste »
Assez intéressé par le nouveau livre de Michel Layaz, La complainte de l’idiot, qui marque un remarquable progrès de l’auteur en dépit de la lourdeur de certaines phrases et de certains détails fleurant encore la niaiserie juvénile.
Il a reneigé sur les fleurs. La saison nous pèse. Mais je m’amuse, ce matin, en lisant De l’onanisme du fameux Dr Tissot. Dans sa préface de cuistre, Christophe Calame parle de la « grande modération » du toubib, alors que celui-ci attaque aussitôt le « crime abominable » de la masturbation. Calame argue du fait que Tissot se réclame, plus que du puritanisme chrétien, de la mesure des Romains, contre la fureur de l’obsédé sexuel, mais ça n’y change rien: le discours du toubib est lui aussi furieux, qui décrit les maux abominables découlant de toute perte de semence, non seulement par masturbation mais au fils des pollutions nocturnes et finalement de tout rapport sexuel. Au nombre des « châtiments » qui menacent le criminel, plus que l’opprobre divin, Tissot dénombre avec délices la consomption dorsale et l’affaiblissement général, la gangrène du pied et la perte de la vue, le rejet de matières calcaires et autres misères non moindres. Et c’est ça que notre calamiteux préfacier taxe de modération…
Achevé La guerre dans le Haut-Pays. Très belle variation montagnarde sur le thème de Roméo et Juliette. Ramuz avait 35 ans. La Grande Guerre suivit. Au conflit succède la paix sous l’indifférence du ciel au bord duquel fleurit une gentiane bleue.
J’ai regardé ce matin plusieurs des Portraits réalisés par Alain Cavalier, qui me plaisent beaucoup. Il y a la matelassière au beau visage lumineux et aux mains toutes déformées, qui dit tranquillement que son travail a été sa vie. Son mari ne fichait rien. Elle a élevé seule ses cinq enfants sans aide sociale. Elle ne se plaint pas pour autant. Ensuite il y a la fileuse qui prépare une copie de la tapisserie de Bayeux. Elle prépare elle-même les teintures de sa laine. On la voit extraire la garance de l’arbuste, puis un certain violet d’un coquillage. Elle a un visage de Rembrandt dans le clair-obscur. Elle cite la Bible à propos de certains mélanges de matériaux déconseillés. Puis il y a Mauricette la trempeuse, qui réalise des pétales de fleurs artificielles en soie, en coton ou en mousseline. Elle exerce son « métier de fleurs » depuis la guerre. Ell a « appris la fleur » à Paris. Je pourrais entendre un artisan me parler de son travail des heures et des heures durant. Alain Cavalier prête une attention réellement religieuse à ces dames.
Très intéressé, ces jours, par la lecture de Jésus après Jésus de Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, où il est question des origines du christianisme. La démarche est remarquable, qui consiste à soumettre les écrits bibliques à une douzaine d’exégètes de toutes tendances avant d’en tirer un commentaire suivi, avec ses oppositions et ses variantes. J’ai sous la main les épisodes consacrés principalement à la vocation de Paul et, ensuite, aux phrases terribles contre les juifs qu’on lui prête dans son épître aux Thessaloniciens. Les auteurs montrent bien comme l’histoire sainte s’est racontée « couche après couche », des sept épîtres de Paul, qui sont les plus anciens écrits du christianisme, aux Actes datant de 80 ou 90. Ils rappellent qu’aucun évangéliste n’a connu le Christ de son vivant, que Marc écrit le premier (vers 70), que Luc et Matthieu reprennent et corrigent avant que Jean donne la dernière main (vers 90 ou 100). Tout cela ne cesse de me conforter dans le sentiment que l’histoire du Christ est celle que l’homme, inspiré par l’esprit saint, se raconte à lui-même pour devenir meilleur que lui-même, sans échapper à ses contradictions et à ses tentations d’être meilleur que les autres et de leur en imposer la conviction…
Si j’en reviens à présent à l’essai de Béla Grunberger, Narcissisme, christianisme et antisémitisme, c’est pour mieux percevoir, malgré le réductionnisme de cet essai, ce qu’il apporte d’intéressant par rapport à l’hybris personnel et national. Il est certain que la tendance extatique liée au narcissisme est une constante, mais à celle-ci ne se limite pas le christianisme, qui est aussi une religion de fraternité et une eschatologie. Le travail des exégètes me passionne, parce qu’il rompt avec l’illusion d’une parole tombée du ciel et qui ne se discute pas. Mon ami Gérard continue de le croire en ânonnant ses convictions établies une fois pour toutes, mais c’est un oreiller de paresse — il ne veut pas savoir, comme on dit, et c’est pourquoi la conversation est devenue bien difficile entre nous.
Je suis touché par la qualité de présence de certains êtres. Tel Alain Cavalier en son portrait filmé par Jean-Pierre Limosin, qui me fait penser que notre rencontre comptera plus que d’autres. Il y a, dans son approche du monde et des gens, quelque chose de profondément religieux. Il vit tout simplement dans un lieu qui se vide peu à peu de ses objets, et l’on sent qu’il n’y a rien d’affecté (comme ce l’est chez un Chessex) dans ce progressif désencombrement. On sent que c’est quelqu’un de concentré. A un moment donné, il se trouve dans la rue, à Montparnasse, et il désigne toutes ses choses, qu’il trouve « magnifiques » mais qu’il lui est impossible de filmer, parce qu’il y a trop de tout. Comme je comprends cela. Sa façon, en outre, d’approcher les femmes de ses portraits en dit long sur sa richesse intérieure et la générosité de son accueil. J’aime beaucoup sa façon égale d’approcher la maître-verrier et la dame-lavabo férue de Verdi. L’une et l’autre sont belles sous son regard, aussi intéressantes l’une que l’autre. Il filme la vilaine lampe qui éclaire le sous-sol de la dame-lavabo et qu’elle appelle son soleil, et vraiment c’est un soleil à ce moment précis, sur une espèce de plante verte. Il filme avec amour la rémouleuse qui a une dégaine à la Léautaud, et le fait qu’il la filme dans un studio bleu, avec sa guimbarde à pédale, au lieu de la suivre dans les rues populaires où elle accoutume de se livrer à son commerce, n’est pas du tout artificiel pour autant. Elle lui dit tranquillement qu’elle a roulé sa première cigarette à treize ans et que telle petite pince, dans son nécessaire, lui permet de couper son petit bouc. Cavalier a le sens et le goût du détail, souvent traduit par des mots précis. Lorsque la bistrote parle de sa mitrailleuse (un système de préparation des apéritifs), il enregistre illico. C’est une espèce d’écrivain à sa façon, et c’est un poète de l’image à n’en pas douter.
Les montagnes toutes sculptées dans le blanc de la neige sur fond bleu laiteux. Je poursuis la lecture de Raison d’être en redécouvrant la vigueur féconde de cette autocritique du Vaudois aboutissant à une recherche d’un nouveau départ sur sa terre.
Cookie Allez me disait l’autre soir qu’elle aime les gens, et c’est aussi mon cas. Je partage en outre son point de vue selon lequel les écrivains se divisent en deux catégories: les généreux et les autres.
En lisant L’exemple de Cézanne, je me dis que ce pèlerinage aux sources du peintre est pour Ramuz un repérage de sa propre situation, de sa solitude et d’une même ambition inaperçue, nimbée de silence. Il y a ceux, d’un côté, qui ont leurs stèles et leurs bustes, et puis il y a Cézanne qui se fond dans le pays de Cézanne, Cézanne qui s’est agrandi par son oeuvre aux dimensions d’un pays, Cézanne que Ramuz retrouve partout dans ce pays qui est lui-même comme un agrandissement de son pays à lu
Je me dis ce matin que Dieu doit se sentir aussi seul que moi, avant les premiers chants d’oiseaux. Le monde est si froid avant les premiers chants d’oiseaux…
Je regarde ensuite d’autres Portraits d’Alain Cavalier, dont la seule vision m’apaise. J’ai tenu à revoir La rétameuse en entier, si beau personnage de la femme du peuple par excellence, puis j’ai découvert La brodeuse, un peu plus bourgeoise évidemment. Or ce qui me touche le plus chez toutes ces femmes est l’attachement qu’elles manifestent à leur métier et la classe de chacune, procédant de ce qu’on appelle l’aristocratie naturelle. Il y a en outre, dans ces portraits, des images évoquant les grands peintres, que ce soit Rembrandt, Vermeer ou Georges de La Tour.
Dans le TGV de Paris. Le jour se lève sur l’arrière-pays enveloppé de brume. Nuages roses sur le Jura mauve foncé. Douces courbes des chemins le long des pentes ascendantes du Jura. Je quitte mon pays. Et lisant le Jésus après Jésus de Prieur et Mordillat que je vais rencontrer demain, j’en viens à me demander s’il est conciliable de pratiquer l’exégèse et de garder la foi.
Me rappelant tant de voyages à Paris, je me dis aussi que jamais je n’aurai cherché à y percer d’aucune façon. J’aurais pu me pousser au Magazine littéraire et chez les éditeurs, mais jamais je n’en ai eu envie. Dimitri me le recommandait mais non: jamais cela ne m’a semblé un parcours qui me conviendrait. Et d’ailleurs il en va de même en Suisse romande pour ce qui touche aux relations utiles que j’aurais pu me faire: jamais je ne les ai soignées ni entretenues.
Toujours une certaine excitation à retrouver la grande ville, et plus précisément Paris, dont j’aime les rues et la population. Je me suis toujours senti à l’aise au Quartier latin, et maintenant plus que jamais, même si je m’y pointe de plus en plus rarement faute de rencontres vraiment intéressantes qui s’offrent désormais.(Au Luxembourg).
Passé la matinée avec Alain Cavalier, à une table du Mondrian, juste en face de la librairie polonaise du boulevard Saint-Germain. L’homme est exactement tel qu’il apparaît dans le portrait de Jean-Pierre Limosin, en plus simple encore et plus direct, avec dix ans de plus mais il me semble que nous avons presque le même âge. En outre, j’ai découvert un excellent connaisseur de littérature et un passionné de Simenon, qu’il connaît sur le bout du doigt. Bref, il me semble que nous pourrions devenir des amis. Après avoir longuement parlé de son travail, il a montré autant d’intérêt spontané pour les jeunes cinéastes dont je lui ai parlé que pour mon livre à venir. Pas trace chez lui de pose ni de tricherie. Un vrai comme je les aime. Je vais tâcher de cultiver cette relation dans le sens d’une amitié. (ce 1er avril)
Parlé ce matin, avec Alain Cavalier, de ce que dit l’un des personnages de Lettre à mon juge, l’un des romans de Simenon qu’il aurait aimé adapter au cinéma, à propos de l’alcool, représentant une sorte de recherche d’un autre monde moins dur et moins insensé que le nôtre, et il m’a alors raconté que lui aussi avait passé par là il y a une dizaine d’années.
Tout est vivifiant de ce qui participe du rayonnement de la personne, et les autres y tiennent un rôle primordial.
C’est un film écoeurant que La passion du Christ, que je n’ai pas eu la force, ce soir, de regarder jusqu’au bout. Tout y est centré sur la violence, représentée avec une complaisance bonnement sadique. Les Juifs sont aussitôt caricaturés, de Judas le traître cupide au grand-prêtre Caïphe, en passant par l’assemblée du Sanhédrin et par toute la foule grimaçante et grotesque. Je me rappelle à l’instant ces prêtres, et même des rabbins, qui tâchent de se rassurer en prétendant que ce film n’est pas antisémite. Or si rien n’y est dit à la lettre en ce sens, tout y est montré et les images parlent, les images vocifèrent. Seulement, n’est-ce pas, en période de rapprochement des communautés, il serait désobligeant de monter en épingle l’antisémitisme de cette version, qui est celle-là même du christianisme séculaire, des pères de l’Eglise à Luther sans oublier le catholicisme dogmatique… Pour ma part, je suis rentré complètement abattu à l’hôtel, où j’ai eu bien de la peine à trouver le sommeil.
Alain Cavalier, à propos de ce film, me disait qu’il lui semblait impossible de mimer la douleur au cinéma. Dès qu’il voit du sang, il pense à l’accessoiriste qui en rajoute une giclée.
A propos de Cézanne, j’ai trouvé ce matin, chez Gibert Jeune, ce petit recueil de propos au nombre desquels je note aussitôt ceci que je contresigne, sur le travail qui est « le seul refuge où l’on trouve le contentement réel de soi ». (A Paris, en mars)
C’est en France que le discours politique me semble le plus terriblement cela: du vent, et qui ne soulève que de la poussière.
Les prêtres, ou ce qu’il en reste, voudraient conserver la haute main sur l’espace Dieu. Qu’on leur laisse cette consolation bonnement administrative. Eugen Drewermann les a bien nommés: fonctionnaires de Dieu.
Je me force un peu à dire du bien d’Ensemble c’est tout, le dernier pavé d’Anna Gavalda (plus de 600 pages…) qui me semble tout de même un peu téléphoné. Cependant je crois la bonne dame honnête, contrairement à tant de faiseurs au goût du jour, et je préfère l’attention amicale qu’elle manifeste aux gens ordinaires, dont elle observe si bien les comportements et capte si finement le parler, aux stories creuses qui envahissent les rayons des librairies ou à la littérature blanche n’intéressant que les profs et les critiques exsangues.
Dans Le grand printenps de Ramuz, une page sur la souffrance « à distance » de la Suisse me fait bondir. Cette façon de suggérer que les Suisses ont autant souffert, moralement, que ceux qui étaient au front, me paraît indigne de lui. Tout à fait l’attitude stigmatisée par Pankowski dans Le thé au citron, que j’ai citée dans Les passions partagées.
Impressionné, ce matin, à la lecture du Paul Cézanne d’Elie Faure. En trente pages tout est dit. Dit bien la jeunesse sensuelle dans une Provence à l’antique, avec Zola et d’autres compères. Puis l’essai de Paris, non concluant pour lui, et le retour. Le père banquier, et contre celui-ci le choix de l’art. A l’école de Pissaro, toute la peinture de l’époque revécue, compagnon de route des impressionnistes et ensuite le chemin solitaire, revenu en Provence en 1870. Alors la vision de quelque chose qui s’ébauche enfin loin de tous, à partir d’une relation terre à terre: «Il y avait en lui-même de si profonds, de si confus désirs, que le bruit environnant l’empêchait de les entendre. La solitude seule pouvait le renseigner en lui permettant de regarder jusqu’au fond du propre mystère qu’il promenait autour de lui dans le mystère universel.»
Or, en lisant cette histoire de retour au vrai pays, qui est celui de la poésie et de l’art, je vois mieux ce que j’ai perçu en lisant il y a quelque temps L’exemple de Cézanne, Ramuz ayant fait le même aller-retour à trente ans d’intervalle.
Ce que nous savons du rabbi juif Iéshoua est peu de chose. Une biographie tenant en moins d’une page, disait déjà Bultman. Quelques paroles qu’on suppose avérées, et c’est à peu près tout. A part quoi le portrait du personnage, son message, ses actes et ses enseignements reposent à peu près entièrement sur des logia et autres témoignages de seconde main, contradictoires sur des points fondamentaux. L’ensemble des écrits du Nouveau Testament comporte 360.000 variantes. Et pourtant tel exégète juif le disait bien : il y a là-dedans une voix unique…
La (re)lecture du Maître et Marguerite me fait retrouver la joie des grandes lectures où l’esprit est à la fête autant que tous les registres de la sensibilité et de l’imagination, avec la satisfaction sous-jacente qu’une grande cause est quichottesquement défendue. Me donne envie de revenir au roman et à la satire, impatient de brocarder l’asile de fous dans lequel nous vivons.
Je repense au sens de cette série télévisée consacrée à L’Origine du christianisme, dont j’ai regardé hier soir les deux derniers épisodes. Cela débouche sur la tendance chrétienne à s’affirmer le Verus Israël et sur les débuts de la construction, dans la littérature chrétienne, d’un Juif imaginaire. Mais le christianisme se réduit-il à cela? Bien sûr que non. La difficulté, pour nous autres qui tâchons de nous y retrouver par delà les images du Christ et du christianisme qui se sont superposées à travers les siècles, consiste à dégager le sens de tout cela et ce qui nous en reste aujourd’hui. Qu’est-ce que le christianisme par rapport au judaïsme? C’est, à mes yeux, l’élargissement de la loi biblique, jusque-là réservée à un peuple, à tous les peuples du monde, et l’émancipation de la personne par rapport au Père, à la tribu et à la nation. Le mérite de l’exégèse est de revenir au texte et à sa formation, dont l’examen est rarement serein. Il suffit que je parle avec certains amis croyants (Gérard, Alain) pour constater que les textes du Nouveau Testament (et notamment en ce qui concerne les miracles ou les phénomènes surnaturels tels que la conception virginale du Christ ou sa résurrection) ne sont pas abordés avec la même objectivité que lorsqu’il s’agit des prodiges de l’Ancien Testament. On peut être croyant tout en étant convaincu que le Déluge et l’ouverture des eaux de la mer Rouge sont des métaphores poétiques, alors que la marche du Christ sur les eaux ou la multiplication des pains sont revendiqués comme des faits réels. Cette attitude procède, à mes yeux, d’un matérialisme à coloration mystique. Tout un courant du catholicisme est fondé sur cette base à mes yeux païenne, et le mérite de l’exégèse est de montrer que cela n’est qu’une interprétation d’un courant du christianisme, alors qu’il en est d’autres.
En écoutant hier soir les savants s’exprimer à propos des conséquences de la destruction du Temple, et plus précisément de l’émancipation du mouvement spécifiquement chrétien, je me disais qu’à un moment donné l’on se perdait, entre les tenants originels de cette histoire, disons jusqu’à Paul et Jean évangéliste, et les aboutissants des églises et autres confessions contemporaines, dans un labyrinthe inextricable dont seules quelques trajectoires, déclarées les seules et uniques par les uns et les autres, nous apparaissent aujourd’hui dans leur continuité. La trajectoire catholique romaine. La byzantine. La rupture protestante. Toutes trois mêlées à l’histoire, avec son lot d’affrontements plus ou moins meurtriers, tandis que le judaïsme rabbinique se développait en retrait, si l’on peut dire.
Je vois bien, pour ma part, ce que j’ai hérité de bon de tout ça. Le Christ a représenté, pour nous autres protestants de naissance, une image du Bien. C’est le Sauveur. C’est l’Ami. Le Fils de Dieu, à savoir une personne à notre hauteur, mais également revêtu d’une cuirasse divine le protégeant de toute corruption. Une espèce de super-Pasteur au sens biblique du berger. Le Bon Berger. Vignettes d’école du dimanche. Mais au quotidien cette figure nous tenait lieu de repère par ses actes et ses conseils. Le Sermon sur la montagne évidemment, que j’ai longtemps cru l’invention de Iéshouah, alors qu’il relance le Lévitique. Et les paraboles.
Un besoin d’idéologie, à un moment donné, m’a porté vers le catholicisme. Mais rien ne m’en reste. Premier étonnement: ce prêtre qui me dit que la conversion pouvait se résumer à une discussion dans un bar. Auto-dérision ou méfiance à l’égard d’un élan jugé peu fondé de ma part? Je ne sais. En tout cas jamais, de la part de cet abbé, le moindre signe de compréhension ni le moindre intérêt réel à l’égard de ce que je vivais, sauf au plus bas étage du trouble narcissique. Là d’ailleurs une piste vers l’hybris personnel…
L’orthodoxie aussi m’a attiré à un moment donné, mais de manière purement intellectuelle et littéraire, sous l’influence surtout de Florenski. Or lisant Rozanov, je me rends compte que l’imprégnation locale, les odeurs, les chants dans l’église font bien plus que les dogmes ou les doctrines. La religion dépendrait-elle alors surtout du climat moral et mental dans lequel nous avons baigné? Je suis tenté de le penser de plus en plus. Un autre père et une autre mère, d’autres grands-parents et ma religion eût surement été tout autre…
Lisant tout à l’heure les notes biographiques et historiques en marge de l’édition critique du Maître et Marguerite, mon coeur s’est serré au rappel de tout ce qu’a subi Mikhaïl Boulgakov. Et dire que, dans de si terribles conditions, il a eu encore la force de mener à bien la composition de cet extraordinaire roman… Inversement, nous sommes libres et repus et vivons dans un véritable désert spirituel, où la littérature fait au mieux figure de noble ornement, le plus souvent de divertissement ou de faire-valoir social.
Après avoir appris, ce matin, que Georges Haldas était le lauréat 2004 du prix Edouard-Rod, ce qui m’amuse fort quand je me rappelle les vilenies que Chessex m’écrivait à propos de notre ami, j’ai rendu hommage à celui-ci dont je n’ai plus parlé depuis des années, étant également en pétard avec lui, par sa seule faute. Il est probable que jamais nous ne nous reverrons, mais je lui reste très reconnaissant pour son oeuvre, dont je parle à maintes reprises dans Les passions partagées.
Le maelström du Maître et Marguerite me fascine d’autant plus qu’il est essentiellement sous le texte. Le texte est chatoyant et délirant tout en restant totalement maîtrisé dans son expression, mais on sent dessous une guerre beaucoup plus rigoureusement engagée. Il y a là réellement une grande intelligence et un sens artistique exceptionnel.
Ne jamais se laisser entamer par le découragement bête. N’attendre rien de personne. Travailler pour le plaisir.
J’envie Lawrence Durrell d’avoir trouvé, en Henry Miller, un véritable interlocuteur littéraire et un ami de longue durée. J’ai de bons répondants affectifs ou amicaux, avec ma bonne amie, Bernard et quelques amis, mais je n’ai point d’interlocuteur qui me suive et me résiste, me stimule et me relance et que je puisse stimuler et relancer.
L’écriture est le seul lien profond et continu de ma vie réelle. Tout le reste appartient à une sorte de pseudo-réalité, que la plupart des gens considèrent comme la réalité la plus réelle.
Très intéressé par ce que dit Ramuz de l’aspiration religieuse de Baudelaire. Me sens immédiatement touché par cette réflexion, alors que les phrases anti-religieuses d’un Raoul Vaneighem, l’autre soir, m’ont tout de suite paru si creuses et si plates.
Je pense à un roman possible que je pourrais intituler Les bonnes âmes, parce que c’est essentiellement de cela qu’il s’agirait. Il s’agirait de trois femmes incarnant la générosité, la fidélité et la douceur, contre le magma de bruit et de fureur du monde actuel. Une île de sérénité dans l’océan de laideur et d’agitation. Un livre que je voudrais baigné de la tranquillité songeuse des lumières des portraits d’Alain Cavalier. Je vois un livre de rencontres avec trois femmes que j’ai aimées « sous le regard de Dieu ». Ce sont les trois grâces et les trois parques, si l’on veut: celle qui donne la vie, celle qui tricote et celle qui coupe le fil, mais bien d’autres choses encore. (Mardi 27 avri)l.