l est faux, dit le Neurasthénique, d’affirmer que chez nous, il est difficile de se faire publier. Au contraire, nous sommes obligés de nous faire éditer. C’est même chiffré. Par exemple, chaque année, je suis obligé de faire paraître cinq ou six feuilles de quarante mille caractères. Tu te rends compte, tous les deux ans, un livre. Quant à l’Institut, il est obligé de faire paraître tous les ans toute une bibliothèque de découvertes scientifiques. Et note bien qu’il nous est prescrit de publier uniquement des travaux créateurs, originaux, hautement qualifiés, qui contribuent au développement de la science d’avant-garde. Le niveau de nos travaux doit en outre s’élever tous les ans. Tout un système grandiose a été mis sur pied pour garantir ce progrès irrésistible.
Il existe une directive générale, cela va de soi, qui détermine le développement de la science pour l’étape historique donnée. Tout ce qui se fait se déroule donc dans le cadre et à la lumière de cette directive, De degré en degré, la directive s’élance vers le bas, sous la forme de toutes sortes de documents impératifs, et cela, jusqu’aux collaborateurs de base. Ceux-ci commencent à s’arracher les cheveux et à réfléchir; que pourront-ils bien planifier pour les dix années qui viennent? Les cinq années qui viennent ? Enfin, pour l’année qui vient les prendre à la gorge? Le contenu proprement dit ne joue aucun rôle dans cette planification, car, de toute façon, tout le monde continuera à faire la même chose. L’essentiel, c’est d’inventer un nouveau titre, capable de réjouir les autorités ou, du moins, de ne pas provoquer leur ire. On invente les titres à grand-peine. On les colle ensemble pour former le projet de plan du groupe, du secteur, de la section, de l’Institut. Maintenant, les projets de plan repartent vers le haut, enrichis d’un contenu concret. Complétés et sanctionnés en haut, ils redescendent mais déjà sous la forme de directives. Maintenant, le collaborateur, qui avait inclus son projet de recherche dans le plan, doit livrer obligatoirement son travail dans les délais voulus ; son travail est discuté par son groupe de recherches. Une fois qu’il a passé heureusement toutes ces instances et qu’il a tenu compte de toutes les remarques critiques qu’on lui a faites, le collaborateur reçoit le droit d’inclure son livre dans le plan préparé par la rédaction. Après quoi le manuscrit est corrigé et repasse par toutes les instances, agrémenté de toutes sortes de papiers, portant cachets, signatures et appréciations. Après discussion au Conseil scientifique et à la Direction, le manuscrit se dirige vers l’édition, où il est examiné par le rédacteur, le secrétaire de rédaction, le rédacteur littéraire, le rédacteur en chef. Puis il est inclus dans le plan d’édition. Après force entrevues entre l’auteur et les rédacteurs, le manuscrit finit par atterrir à l’imprimerie et le texte est composé. La première épreuve est exécrable. La deuxième, mauvaise. La troisième, également mauvaise, mais quelque peu améliorée. La quatrième, enfin, est mauvaise, mais au moins, elle est supportable. Après toute une série de signatures et de cachets, le livre va au tirage et, après un passage au Glavlit (pseudonyme de la censure), il voit le jour.
Si tu es paresseux et si tu ne respectes pas les délais (lisez : si le sujet est difficile et nécessite une attitude plus sérieuse!), ou si tu as écrit quelque chose d’extrêmement médiocre (lisez : si tu as révélé une haute compétence, une bonne connaissance du sujet, une aptitude à trouver des solutions fructueuses aux problèmes !), tout ce système ne se remarque même pas. C’est comme s’il n’existait pas. On te presse, ou bien on t’accorde des délais supplémentaires, on te loue, on te prodigue des conseils. Tous tes amis te proposent de rédiger les appréciations dont tu as besoin. Tu peux même te débrouiller pour arracher quelques droits d’auteur, et quant à la prime, c’est assuré. Mais surtout, garde-toi bien de faire quelque chose qui sorte du commun, ou, quelle horreur, de remarquable! Sinon, tous les rouages du système se découvrent aussitôt, et chacun des rouages révèle son pouvoir inébranlable. Sinon tu découvriras que n’importe qui pourra couler ton livre ou, tout au moins, le geler pour un temps indéterminé et sous n’importe quel prétexte. Même sous prétexte qu’il y aurait là un nouveau point de vue, qui n’a encore reçu aucune confirmation, qu’il ne faut pas se presser, qu’il faut encore bien discuter de tout. Et même si tu as déjà à ton actif une foule de publications, une bonne réputation et une certaine célébrité, cela ne joue aucun rôle. Tout se passe comme si tu étais un débutant qui essayait de faire passer son premier torchon. Tous ceux qui ont à juger de ton livre deviennent soudain des spécialistes dans ce domaine, même si le domaine en question est pour la première fois découvert dans ton livre. Spécialistes plus qualifiés que l’auteur lui-même, quoiqu’ils n’aient aucune publication à produire sur le sujet. Si une de ces personnes ne comprend pas tel ou tel endroit de l’introduction, cela signifiera que l’auteur a commis une erreur. Tout dans cet ouvrage doit être juste, rien ne doit être faux. Chacun se sent responsable de lui. Tous n’ont qu’un souci : les intérêts de la science mondiale (ou nationale, cela dépend de la conjoncture).
Ne pas publier ? Oui, bien sûr, on peut écrire pendant quelque temps sans se faire publier. Pour le bureau. Ou bien pour la corbeille à papiers. Mais un homme ne peut porter longtemps sa route avec lui. Il doit la laisser derrière lui. Ou bien ne rien faire du tout. Ou bien faire comme tout le monde. »
Alexandre Zinoviev, Les hauteurs béantes, Coll. Bouquins, Robert Laffont