Il y a l'art d'écrire mais il y a aussi l'art de lire ou du moins le goût de lire qui remonte le plus souvent à l'enfance et que l'on s'exerce à cultiver à l'âge adulte avec plus ou moins de talent et de passion. La plupart des écrivains ont été de bons lecteurs, des lecteurs assidus qui se sont formés au beau langage en découvrant celui des autres. La plupart en ont parlé avec sensibilité et nous ont permis de découvrir dans des pages émouvantes comment tel ou tel auteur avait su éveiller leur esprit à la poésie et à la littérature. Ce fut le cas de Mauriac, de Julien Green, de Julien Gracq, de Proust, qui a rédigé sur la lecture une page inoubliable. Ce l'est également d'auteurs contemporains comme Jean d'Ormesson qui dans " Saveur du temps" évoque avec humour et tendresse aussi bien Chateaubriand que Plutarque, Soljenitsyne et l'obscur Nicolas Fromaget et se plaît à rappeler que la culture, c'est d'abord le plaisir. Il y a nouvellement sorti des presses le dernier Déon " Lettres de château", où l'académicien parle de la littérature d'une plume délicate et élégante comme à son habitude. Il nous entretient de ses compagnons de voyage qui ne sont autres que Stendhal, Larbaud, Toulet ou Conrad et nous donne, à travers ses lignes, l'envie irrépressible de les relire ou de les découvrir. Car c'est l'art même de l'écriture de faire naître celui de la lecture et vice et versa. Ces écrivains ne seraient pas ce qu'ils sont s'ils n'avaient un jour découvert des auteurs capables de leur inspirer leur vocation. Le troisième est un philosophe Alain Finkielkraut, dont l'ouvrage récent " Un coeur intelligent" a le don de rendre le nôtre meilleur et plus perspicace. Ce lecteur-là est un apprenti sorcier qui pose sur notre temps un regard sans complaisance avec un discernement inquiet.
Nous vivons aujourd'hui un déclin de la lecture - dit-il - qui me semble irréversible. Dans un époque qui bouge, et qui bouge trop et tout le temps, les lettres, elles, sont en repos dans le livre. Or, l'écran met fin à cette immobilité. Il est par ailleurs symptomatique qu'on parle de plus en plus de " pratiques culturelles". Des pratiques culturelles ! Le meilleur moyen d'effacer la différence entre la culture et l'inculture. Parmi ces pratiques : le copier/coller, le picorage, la communication. Tout ce qui relève de l'immédiateté et de l'impatience. Alors, quelle place le monde d'aujourd'hui, et à fortiori le monde de demain, fera-t-il à la lecture, activité ruminante et méditative ?
La question est posée. La lecture et, par voie de conséquence la culture, sont-elles réellement en danger ? Il semblerait qu'il y ait quelques bonnes raisons de s'inquiéter, sans pour autant désespérer, car nous ne sommes pas en panne d'auteurs mais plutôt de lecteurs.
Et le philosophe poursuit à propos de la lecture : " Je persiste dans mon inquiétude. Les jeunes lisent de moins en moins de livre. Et il est peu probable qu'ils liront plus tard. Car ils ont changé d'élément : ils vivent dans le numérique. Dans le numérique, la lecture littéraire est un anachronisme. Elle se raréfiera donc inexorablement. En revanche, il y aura pléiade d'écrivains. Toujours plus de livres publiés, en effet, et dans ces livres, toujours plus de pseudo-romans, qui ne sont que des autobiographies déguisées. Certes, l'autofiction peut produire de vraies oeuvres, mais la plupart se placent sous ce que Renaud Camus appelle le soi-mêmisme. Aujourd'hui il faut être soi-même. Parce que paraître, c'est mentir. J'ai en mémoire la scène d'un film récent Le code a changé de Danièle Thompson. Auteur d'un best-seller, l'une des héroïnes du film est invitée dans une émission littéraire par Guillaume Durand, qui lui demande comment elle s'y est prise pour écrire son roman. Sa réponse est extraordinairement révélatrice : " Je me suis débarrassée de la dictature des apparences et j'ai décidé de mettre mes tripes sur la table". Si la littérature, c'est mettre ses tripes sur la table, autant passer à autre chose ! Si le soi-mêmisme s'empare de la littérature même, alors vraiment nous sommes dans une très mauvaise passe. Socrate disait qu'une vie qui n'est pas examinée ne mérite pas d'être vécue. Et nous pensons que c'est par le détour de la culture qu'on arrive à examiner sa vie. Mais est-ce qu'on devient meilleur ? Il est très difficile de répondre à une telle question.
Toujours est-il que la beauté des découvertes adolescentes, c'est de rencontrer des livres qui nous dépassent. C'est pour cela que je n'aime pas l'idée de la littérature pour la jeunesse. Il est merveilleux de lire à 14ans, 15 ans, des romans qui ne vous sont pas destinés. Quand j'ai lu "Les Carnets du sous-sol" de Dostoïevski à 15 ans, j'ai été bouleversé. Et l'ayant relu récemment, le choc a été le même.
Aujourd'hui notre société est davantage portée à la dérision qu'à l'admiration. Et ne serait-ce pas là le grand mal du XXIe siècle naissant, ce goût de la dérision, ce refus à toute référence admirative ? Oui - répond Alain Finkielkraut - la dérision est un sujet en soi. Nous vivons de nos jours sous le régime cauchemardesque de l'hilarité perpétuelle. Une hilarité qui accompagne l'actualité et même la préempte. Le rire léger de l'humour porté par la littérature est détrôné par le rire-massue de l'incivilité. Un nouvel usage est entré en vigueur sur les antennes du service-public : quelques minutes avant d'arriver dans le studio où elle a été invitée, une personnalité se fait tailler en pièces par un professionnel de la dérision. Ce lynchage est devenu systématique et vise de plus en plus de personnalités du monde culturel. A la radio ou ailleurs. C'est là que se fait jour l'horreur de notre société, qui est le ressentiment démocratique. Il y a, dans les temps d'égalité, une joie mauvaise à voir quelqu'un tomber de son piédestal et mordre la poussière. Ce fut le cas pour l'affaire Polanski. Ce déchaînement m'épouvante. Parce que la démocratie a deux possibilités. Soit elle se rêve comme une aristocratie universelle, soit elle passe son temps à décapiter Marie-Antoinette.
La lecture a du moins le mérite de nous isoler un moment de toute pression environnementale. C'est un retour à la vie secrète de nous-même, une plongée dans un monde imaginaire qui parfois charrie plus d'audace, de vérité et de valeur que celui où nous vivons quotidiennement. Et puis, n'est-ce pas le monde où nous évoluons en toute liberté et où cette liberté est la plus précieuse ? Proust, dans son texte consacré à la lecture publié en préface à l'ouvrage de John Ruskin " Sésame et le lys ", notait : " Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré". Et ces quelques lignes encore, qui serviront de conclusion à cet article sur l'art de la lecture que je vous souhaite de pratiquer sans mesure, tant il donne de satisfaction et de consolation : " Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l'auteur finit, et nous voudrions qu'il nous donnât des réponses, quand tout ce qu'il peut faire, est de nous donner des désirs".
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La passion des livres