Il me faut aujourd’hui faire une confession : j’aime cette période de fêtes qui précède Noël. Oublions un instant le consumérisme effréné, les magasins surpeuplés, la nervosité ambiante et tous ces détestables rites que nous font accomplir nos mythologies (je reprends ici le mot de Barthes) capitalistes.
Car Noël est aussi l’occasion pour moi, chaque année, d’offrir des livres que j’ai aimés et dont je veux partager l’émotion et la découverte. Offrir un livre est un art délicat, qui demande de la psychologie, de l’attention, et qui demande aussi de se livrer soi-même un peu. On n’offre que des livres qui nous ont bouleversés, qui ont fait chavirer notre instant de certitude, qui ont rompu le pas de nos vies. Offrir un livre, c’est, au fond, accepter une parole étrangère comme sienne propre, et accepter d’être lu, d’être entendu, d’être aimé.
Mais on offre aussi pour montrer que l’on comprend. Le choix se fait là : ne pas offrir le même livre à tout le monde.
Qu’offrirai-je cette année ? Un recueil de Chesterton, le Bestiaire enchanté de Genevoix, les Nouvelles de mon jardin de Hesse, une belle édition de chez Voix d’Encre, les poèmes “libres” d’Apollinaire. Des livres légers, courts. Mais qui contiennent presque tout. Des descriptions, comme celles de Thomas Hardy par exemple dans le Retour au pays natal ou celles de Jaccottet dans Paysages avec figures absentes. Ce sont ces livres qui décrivent le monde, qui s’y arrêtent un instant, qui observent, qui aiment – ces livres que je veux offrir, à défaut de ne pouvoir offrir tout ce qu’ils contiennent, tout ce dont ils parlent.
La description, la littérature partage cela avec l’offrande qu’elles ne sont qu’un substitut. On n’offre jamais que l’absence de soi.
C’est là la mélancolie de Noël.
J’aimerais également profiter de ce billet pour parler d’un livre récent, très court, qui fera certainement partie de ma liste de cadeaux : La cuirasse brosée de Roberto Peregalli (Le Promeneur, 2009).
Il s’agit là en effet d’un des meilleurs essais que j’aie lus cette année, qui traite du thème de l’invisibilité chez les Grecs anciens. L’invisible, ce sont les songes, c’est l’âme, ce sont les dieux. Autant d’idées qui paraissent centrales à la culture Antique. Mais Peregalli parle aussi de la cécité d’Homère, de celle d’Oedipe, de l’aveuglement d’Ajax et de sa folie meurtrière. Histoire et mythologie, littérature et philosophie se mêlent dans ce livre qui, au fond, est une rêverie, une promenade.
Une réflexion aussi, sur la sagesse, thème dont les habitués de ce blog savent qu’il m’est cher. Car dans l’Antiquité, voir c’est aussi savoir, c’est lever le voile, s’élever au-delà du simple voir. Je pense aux cultes à mystères, à ce voile dont parle si bien Novalis dans Les disciples à Saïs. Mais je pense aussi au Phèdre de Platon, où il est question d’apercevoir le monde des Idées et de s’en souvenir ensuite.
Voir, c’est alors se rappeler de ce qu’on a vu. C’est décrire, c’est parler. Et si Mnémosyne, comme le rappelle Roberto Peregalli, est bien la muse de la poésie chez les Grecs, c’est aussi parce qu’elle est la mémoire, et que c’est grâce à la mémoire que l’on peut décrire, écrire, chanter, énumérer ce qu’on a vu.
Voilà pour mon conseil de Noël.
Et je ne peux pas m’empêcher de terminer ce billet en citant un texte que j’aime beaucoup : la description du bouclier d’Achille (lui qui contient, justement, chez Homère, tout le monde visible) par W.H. Auden.
Là encore, ce bouclier qui est le cadeau de Thétis à son fils, est une offrande à défaut. La Néréide, ne pouvant donner le monde, en offre un moment, une description. C’est cela même, cet aveu d’impuissance, cette inscription secrète de la mort, que décrit Auden.
Thétis offre aussi à Achille, et ce sera notre cas à tous au moment de Noël, l’aveu de son absence, de son absence présente, de son absence future.
Nous faisons partie de cet instant du monde, cet instant d’offrir – mais on n’offre jamais qu’un peu de sa mort.
Le forgeron aux lèvres minces,
Héphaïstos, s’éloigna en boitant.
Thétis aux seins éclatants
Poussa des cris de détresse
Devant ce que le dieu avait forgé
Pour plaire à son fils, le robuste
Achille au coeur de fer, le tueur d’hommes,
Qui n’allait pas vivre longtemps.
(W.H. Auden, Poésies choisies, Poésie/Gallimard, trad. Jean Lambert)