Par Luc Bretones, représentant Institut G9+ et co-animateur Essec Business & Technologie et Centrale Marseille IT.
David Fayon, auteur de « Web 2.0 et
au-delà », Économica et co-auteur de « Facebook, Twitter et les
autres… », Pearson, à paraître le 26 février et qui peut déjà être précommandé.
Un jury de sélection de dossiers d’amorçage de start-up vous le dira : « nous préférons une équipe exceptionnelle avec une idée moyenne qu’une super idée tirée par une équipe que l’on ne sent pas vibrer ». En effet, l’entreprise se nourrit avant tout de la qualité de ses hommes. Si les hommes changent, l’entreprise se transforme. Et toutes les méthodes d’optimisation de la productivité (lean management, Six Sigma) ou de standardisation des processus n’y pourront rien sur le moyen terme. Car les hommes amènent le sens, la vision et le management qui les accompagnent, c'est-à-dire l’explication des enjeux et contraintes. Il n’est pas tant question de faire adhérer tous les salariés de l’entreprise à la vision et au projet – ceux-ci changent au cours de la vie de l’entreprise, et c’est heureux – que de bien expliquer, donner du sens aux priorités et aux exigences de l’entreprise.
Le facteur humain, l’entrée de la génération Y dans l’entreprise
Aujourd’hui, peut-être plus qu’avant encore, les entreprises évoluent sous l’effet du renouvellement des générations. Et celle qui entre depuis quelques années dans l’entreprise est la première à avoir grandi avec Internet. Un jeune de 25 ans embauché en 2009 avait 11 ans au tout début de l’usage d’Internet en France [1]. Il est né au milieu des ordinateurs, des jeux sur console et a connu les premiers terminaux mobiles très jeune. Cette génération dite Y ou « digital native », qui a peur du chômage, semble moins encline à la révolte que Don Tapscott ne semble l’indiquer dans « grown-up digital ». Pourtant, elle amène avec elle de nouveaux modes de communication personnelle et de travail transposables au monde professionnel. Au-delà, elle modifie fondamentalement les modes de relation inter-personnelle et le rapport à la hiérarchie.
Ainsi, les nouvelles générations, inspirées par les dirigeants des « success stories » entrepreneuriales ayant accompagné l’émergence du web, ont bouleversé les codes business. Le premier à être tombé peut paraître anecdotique car vestimentaire mais la relégation de la cravate au 20èmesiècle industriel et à son informatique de DSI a été rapide. Plus détendus, ces jeunes sont également plus « ouverts », comme le montre l’étude comportementale « sociogeek.com » du chercheur Dominique Cardon [2]. La distinction entre relations professionnelles et personnelles s’estompe, voire n’est plus un sujet. Une certaine partie de leur vie privée s’étale déjà largement sur Internet avec les usages des réseaux sociaux comme Facebook, comme pour leurs activités professionnelles. Les nouvelles technologies leur permettent d’être « always on » – toujours connectés – et potentiellement, dans une communication multi-interlocuteurs en temps réel permanente [3]. Cette nouvelle possibilité estompe donc également la frontière des temps privés et professionnels puisque l’accès aux données et communications de l’entreprise n’est plus un problème de localisation. D’ailleurs, le mouvement d’externalisation des moyens et infrastructures informatiques lourds – cloud computing – s’accompagne de celui des compétences informatique et télécom associées. L’accès simplifié (via une prise) au « nuage » ou réseau peut désormais permettre une concentration de l’entreprise sur son « core business » – métier cœur – et une certaine normalisation des interfaces utilisateurs.
Par ailleurs, cette génération est née dans un monde de conversations « online » (chat, commentaires sur les blogs) où la critique fait partie intégrante du processus de consommation.
Il semble donc naturel à chacun d’exprimer régulièrement sa satisfaction ou son mécontentement. Pourquoi ne pas répondre à ces interpellations une fois passé dans le giron d’une entreprise ?
Et pourquoi d’ailleurs, ne pas commencer à écouter ces conversations pour déterminer son « employer of choice » - son employeur de prédilection ? Jean M. Twenge exprime dans « Generation Me »[4] et « The narcissism
Epidemic »[5] à la fois un regain d’individualisme, un partage de ses données et avis personnels et une culture du présent. Ces éléments seront également à prendre en compte pour attirer et
fidéliser les jeunes talents au sein d’une entreprise alors même que la versatilité et le comportement zapping prévalent.
Le facteur technique, la révolution apportée par les outils collaboratifs
Au-delà de l’évolution générationnelle, le deuxième facteur est celui apporté par les outils collaboratifs qui permettent à un utilisateur d’être en contact avec une communauté et de connaître tout ou partie des actions réalisées par ses membres. D’abord apparus avec des usages au sein de la sphère privée (blogs puis réseaux sociaux personnels comme Copains d’avant, Habbo, MySpace ou à buts professionnels comme LinkedIn ou Viadeo), ils pénètrent l’entreprise qui a tout à gagner en transposant certaines fonctions pour des usages professionnels. Ces outils s’étendent aussi aux wikis, l’exemple phare de projet collaboratif étant Wikipédia, et demain à la nouvelle messagerie collaborative que Google tente d’imposer avec Google Wave. Ils induisent des modifications profondes dans la façon de penser, d’agir et de collaborer. Conceptuellement les réseaux sociaux constituent un terreau de nouveaux usages pour les entreprises qui sauront efficacement les intégrer pour créer de la valeur. Les opportunités sont nombreuses : partage du savoir et plus grande réactivité par rapport aux clients, meilleure fluidité de l’information entre les métiers de l’entreprise, identification de communautés d’experts, adoption plus facile d’une culture et d’un langage communs. Ceci imposera aussi pour les outils ayant des usages mixtes des chartes d’utilisation au sein de l’entreprise et en dehors puisque les frontières professionnelle et privée s’étiolent.
Le facteur organisationnel, l’entreprise devient 2.0 et les rôles et responsabilités évoluent
Humainement, l’entreprise devra mener une réflexion non seulement sur les actions possibles via les réseaux sociaux mais aussi sur l’organisation à mettre en place pour les gérer. C’est l’avènement de la fonction de « community manager ». Autant la première génération du Web avait induit la création du webmestre, autant la 2ème génération du Web avec la nécessaire intégration des réseaux sociaux dans l’entreprise impose cette fonction pour gérer les communautés virtuelles. Elle regroupe quatre facettes : représenter la communauté, évangéliser le marché, communiquer, écouter et analyser les billets publiés. Le community manager qui représente la communauté est l’interface entre les utilisateurs et l’entreprise. Il doit notamment détecter les problèmes et y apporter une première solution, qui se traduit souvent par une réponse aux « posts » de membres, ce qui décharge par ailleurs les centres d’appels. La deuxième facette du community manager est d’évangéliser. Ceci consiste à divulguer la bonne parole, dans un langage propre aux réseaux sociaux, de manière transparente. Ceci suppose un certain charisme et des qualités relationnelles certaines. Il doit également communiquer, intervenir dans les discussions, susciter et gérer ce fameux marché des conversations. Il délivre de l’information en étant membre actif de la communauté. Enfin, le community manager doit être à l’écoute de la communauté afin de mieux la comprendre et répondre à ses besoins.
La transversalité, le travail en mode projet et dématérialisé sont des basiques. Le leader, c’est avant tout le projet collectif, ses échéances, ses contraintes. La pression est moins hiérarchique qu’issue du groupe projet lui-même et de la réputation qu’on y obtient... ou qu’on y perd. Les objectifs sont définis et approuvés par le groupe et non plus par une minorité voire le seul leader. Les réunions n’ont plus d’impératif physique présentiel, mais de résultat. Deux membres d’un groupe projet pourront ainsi ne s’être jamais vu et pourtant avoir réalisé un travail remarquable.
Cette culture des réseaux sociaux révolutionne donc la façon de travailler : connaissance à disposition de tous permettant au groupe de progresser, innovation permanente du processus. In fine, l’organisation centralisée de naguère laisse sa place à une organisation agile avec le décloisonnement des structures. Réseaux sociaux et outils du Web 2.0 jouent un rôle d’accélérateur dans ce processus.
On pourrait résumer cette transition vers l’entreprise de demain par la figure qui suit :
Entreprise 1.0
Entreprise 2.0
Entreprise 3.0
Organisation hiérarchique
Organisation horizontale
Organisation horizontale et élargie aveccrowdsourcing
Cloisonnement
Participation
Participation avec développement de toutes les formes possibles de télétravail
Procédures complexes et rigidité
Procédures simples et flexibilité
Procédures simples et intelligemment améliorables et flexibilité
Relation hiérarchique
Relation entre tous
Relation entre tous et à tout moment grâce aux outils nomades connectés
Information gardée
Information partagée
Information partagée et qualifiée selon sa signification (web sémantique)
Outils du Web 1.0 : mél, site institutionnel, etc.
Outils de type réseaux sociaux d’entreprise
Réseaux sociaux d’entreprise + univers virtuels 3D
Formations classiques en présentiel
E-learning
E-learning à la demande sur des points précis grâce à la qualification des données
Dans un univers devenu complexe, où la sur-information abonde, la notion de concurrence vacille elle aussi sur ses bases historiques. Les brevets sont-ils
toujours de bonnes barrières à l’entrée, à l’heure des logiciels libres et de l’émergence de pays aux lois atypiques ?
La nouvelle génération sait que sa différenciation tient pour une bonne part à sa vitesse et sa capacité à rendre un produit ou un service le plus reconnu dans son domaine.
Pour cela, la coopération et le partenariat deviennent des pré-requis à la réussite, ce qui explique le phénomène du crowdsourcing et l’intérêt pour les
entreprises d’avoir des contacts avec leurs clients, prospects, partenaires, fournisseurs via les réseaux sociaux. Dans ce cadre, Facebook et Twitter peuvent permettre d’interagir au-delà du seul
personnel de l’entreprise mais aussi de repérer des signaux faibles et de concevoir des solutions ensemble qui correspondent aux besoins présents ou émergents. Si j’associe les meilleurs acteurs
dans leur domaine autour de mon projet, j’allie rapidité, pertinence et notoriété. De nouveaux modes de développement de projets dits « agiles » ont suivi ce besoin simple d’expression
opérationnelle immédiate ou presque. Les tenants des méthodes informatiques historiques – type MERISE – ont brandi la menace hérétique, .., en vain.
Mais alors, où cantonner les limites de l’entreprise sur la vie de l’individu et réciproquement ?
Comment protéger la confidentialité dans ces nouveaux écosystèmes élargis, sans pour autant brider la collaboration et l’innovation ?
Ce sont les questions auxquelles nous tenterons de répondre le 8 décembre prochain lors de la 14ème rencontre annuelle de l’Institut G9+ sur le thème de « l’Entreprise face aux réseaux
sociaux ».
[1] Le grand décollage d’Internet en France se situe en 1995, date à laquelle le navigateur Internet Explorer a été lancé en riposte à Netscape.
[2] Sociologue au Laboratoire des usages d'Orange et chercheur associé au Centre d’étude des mouvements sociaux de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (CEMS/EHESS).
[3] Certains jeunes en font l’expérience avec les univers virtuels en 3D et les jeux MMORPG (massivement multi-joueurs) tels que Dofus, Habbo ou Sherwood.
[4] Generation me : Why Today's Young Americans Are More Confident, Assertive, Entitled--and More Miserable Than Ever Before
[5] The Narcissism Epidemic: Living in the Age of Entitlement