Umberto Eco, invité du Louvre, a choisi comme thème la liste, l’énumération, le catalogue, l’inventaire. Outre diverses conférences, lectures et concerts, il y a une petite exposition tout au bout de la grande galerie (jusqu’au 8 février) : disons de suite qu’elle est plutôt décevante. Est-il si difficile de présenter des oeuvres visuelles sur la liste ? Non, le livre d’Eco en est plein, et de somptueuses. Il est dommage qu’aussi peu d’espace ait été dédié à cette exposition, et qu’on n’y voit que des oeuvres petites, finies, limitées, timorées, alors que tant d’oeuvres du musée auraient eu leur place ici.
Mais saluons le titre : Mille e tre, qui nous vient de l’énumération par Leporello des femmes que son maître Don Juan a séduites et dont il tient soigneusement la liste (« Madamina, il catalogo è questo »); mille trois Espagnoles eurent donc les hommages du grand séducteur (ainsi que cent Françaises et quatre-vingt-onze Turques). “Parmi elles, il y a des paysannes, des femmes de chambre, des bourgeoises, des comtesses, …, des femmes de tout rang, de toute apparence, de tout âge. Peu lui importe qu’elle soit riche, qu’elle soit laide, qu’elle soit belle; pourvu qu’elle porte le jupon, vous savez bien ce qu’il fait” dit-il à Donna Elvira trahie par le séducteur (K. 527, Acte 1, air n°4).
Sur un mur décoré du Marabout de Claude Closky (ci-dessus), maître ès listes dont on aurait aimé voir plus ici (Eco définit Marabout comme un chaos du signifié où seul le signifiant est cohérent), on trouve des listes de comptes (Carache), de couleurs (Delacroix), de tableaux (Th. Rousseau), de chiffres (Millet), de verbes (Richard Serra), d’apostrophes aux femmes (Annette Messager), de palindromes (Morellet), de ‘Je t’aime’ (Louise Bourgeois), de plantes (Paul-Armand Gette), de bonnes résolutions (I will not make any more boring art, John Baldessari). Là où j’aurais aimé une série d’Opalka, il n’y a qu’un petit carton. A l’exception peut-être des départements de bibliothèque d’Anne et Patrick Poirier, rien ici n’atteint la densité de réflexion qu’on peut trouver dans le livre d’Eco. Et la quasi totalité des oeuvres montrées ici sont purement textuelles, passant à côté de la richesses des listes visuelles que le livre expose si bien.
Vertige de la Liste, écrit pour l’occasion, est une superbe réflexion sur la liste, finie ou infinie. Pour Eco, les cultures avancées, connaissant le monde et le comprenant, le décrivent de manière hiérarchique, avec une forme précise; les cultures primitives, n’ayant qu’une image imprécise de l’univers, vont privilégier la liste informe, jamais terminée, jamais fermée, voire aspirant à l’infini. Mais ce qui ne peut pas se compter, se définir est sinon indicible, en tout cas indénombrable. Eco site la liste de fleuves de Finnegans Wake (et leurs variations selon les langues) ou l’Aleph de Borges; il distingue liste pratique, qui tend vers la forme, et liste poétique, inutile, qui s’en affranchit.
La difficulté à laquelle se confronte Eco est que, si un texte peut offrir une liste infinie, une oeuvre d’art, bornée dans son cadre, dans sa matière, le peut plus difficilement, mais il nous offre natures mortes, foules (ci-contre les anges du Couronnement de la Vierge, de Filippo Lippi) et galeries de tableaux tendant vers cet infini (le livre est remarquablement illustré, et les citations visuelles y sont aussi riches que les textuelles). J’ai aimé la démonstration du passage de la liste à la forme chez Arcimboldo, qui prend les éléments d’une liste potentiellement infinie (fruits et légumes) et en compose une forme (visage), mais pas celle qui était attendue, “une forme difforme, déformée”, incongrue, baroque, pré-surréaliste.
Il y a de beaux passages sur la rapacité muséale, sur l’urbanisme de Los Angeles comme modèle de ville-liste en labyrinthe ouvert (alors que les villes européennes seraient des villes-formes), sur l’excès des listes (chez Rabelais, par exemple) et sur leur pouvoir hallucinatoire (ainsi les Litanies à la Vierge). Eco conclut avec le vertige de la liste des animaux de Borges : “appartenant à l’empereur; embaumés; apprivoisés; cochons de lait; sirènes; fabuleux; chiens en liberté; inclus dans la présente classification; qui s’agitent comme des fous; innombrables; dessinés avec un pinceau très fin de poil de chameau; et caetera; qui viennent de casser la cruche; qui de loin semblent être des mouches.” La mise en abyme, l’ensemble qui se comprend lui-même, et ce et caetera central donnent le tournis. C’est là tout le bien que je vous souhaite à la lecture de ce livre (ici les animaux de l’Arche de Noé dans un manuscrit français du XIIème siècle conservé à la Bibliothèque des Arts décoratifs à Paris).
“Nous aimons les listes parce que nous ne voulons pas mourir”
Umberto Eco, Vertige de la liste, Flammarion, Paris, 2009, 408 pages; disponible chez Dessin Original pour 37.05 euros.
Photos 1 et 2 de l’auteur. Les photos 3 & 4 proviennent du livre d’Umberto Eco.