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Gordão avait déboulé sur le ponton pour embarquer pour sa première leçon de conduite. Pour l'heure, Reginaldo le précédait sur la lancha en lui faisant l'article.
"46 pieds de long, deux merco de 5000 cv, ça chie le poivre jusqu'à 100 km/heure !
Reginaldo venait de faire le plein, un petit millier de litres, pas grave, c'est le dono qui payait. Miulton. Il avait eu d'abord quelques affaires à Angra-dos-Reis, puis par le biais de prête-noms, un vrai petit conglomérat. Une cimenterie, une boîte de travaux publics, une poignée de restaurants, de boîtes de nuit, plusieurs villas sur l'estrada das Marinas, une agence immobilière, une boulangerie à la française. Miulton avait toujours ses gerentes dans les favelas du Vidigal et du Morro dos Prazeres mais sa place dans l'organisation était désormais ailleurs. Il faisait en sorte de s'occuper Gordão, son grand frère, un garçon tellement désespérant de maladresse qu'il l'avait sorti du Morro dos Prazeres pour éviter qu'il ne provoque une guerre des gangs à lui tout seul. Il lui avait donc proposé de s'occuper de la lancha. Il fallait pour cela être capable de la piloter. Et de la fermer car de là, on était témoin de beaucoup de choses. Miulton savait qu'il pouvait faire confiance à son frère sur ce point. Et il commençait à douter de Reginaldo, un frimeur fasciné par sa collection de string fil dentaire, plus bavard, tu meurs.
Miulton attendait de Gordão qu'il fasse ses preuves sous la conduite de Reginaldo, ce plaiboi, uniquement motivé par sa collection de string fil dentaire, plus bavard, tu meurs.
La lancha s'éloignait du shopping center Piratãos à petite vitesse. Gordão s'était installé à l'avant, les jambes pendant le long de la coque, heureux de la sensation de fraîcheur qui le gagnait. Reginaldo avait poussé les gaz, ouvrant deux gigantesques tranchées à l'arrière du bateau. La lancha était lancée entre le continent et Ilha Grande sur une mer à peine ridée par le vent. Le son était agréable, un poum-poum feutré et régulier.
Très vite cependant, Gordão se sentit mal à l'aise. Il lui fallait s'agripper avec force au bastingage métallique et ne pas le lâcher. Cela lui réclamait un effort usant et menaçait de lui gâcher le plaisir. Aussi entama-t-il une manoeuvre destinée à regagner le poste de pilotage. Entre temps, la lancha avait fait défiler toute la côte sud d'Ilha Grande et commençait à aborder la haute mer. Gordão était affalé sur les fauteuils de cuir blanc, toujours obligé de se tenir fermement aux ridelles. Il avait un peu froid. On était au mois d'août certes mais des paquets d'embruns l'avaient copieusement mouillé et il n'était vêtu que d'un slip de bain. Le bruit était assourdissant. Tant mieux, ça lui évitait d'avoir à entretenir une quelconque conversation avec Reginaldo. Il aurait bien aimé que l'autre lui donne quelques explications, les compteurs de vitesse, le gps, tout ça quoi. Au lieu de cela, Reginaldo l'ignorait superbement.
La lancha transperçait maintenant les creux d'une mer bien formée. Même si la vitesse était plus réduite, la lancha décollait et retombait dans un fracas épouvantable. Gordão commit l'erreur de se réfugier dans la cabine, sur un grand lit circulaire. Or, il n'y avait absolument rien à quoi s'agripper. Gordão parvint juste à sentir son estomac se retourner. Il regagna l'air libre en se cognant à plusieurs reprises pour finir par retrouver la ridelle à laquelle il se cramponna de nouveau. Il tentait de respirer régulièrement pour échapper à un malaise généralisé et chasser ses frissons.
Reginaldo se retourna au moment où Gordão se résigna à libérer de ses entrailles le copieux petit déjeuner pris à la villa ainsi que les trois croissants à française qu'il avait grignoté entre temps. Pour être exhaustif, il aurait fallu aussi mentionner la barre chocolatée avalée sur le quai qu'il avait fait glisser avec une cannette de bière (d'une marque très connue) et un soda à base de cola (diet) têtés pendant que Reginaldo faisait le plein.
Reginaldo coupa les moteurs, la lancha poursuivant sur son erre jusqu'à une anse paradisiaque où la mer était de nouveau lisse et calme. Il fit glisser du pied une serpillière jusque sur les pieds de Gordão. Ce dernier sentait les larmes couler sur ses joues, la bile lui brûlait la gorge.
Gordão ravala sa tristesse, frotta mollement la banquette et descendit dans la cabine. Il fouilla les placards et finit par trouver ce qu'il cherchait et maniait mieux que la serpillière : un fusil d'assaut HK G3.
Le soleil tapait maintenant fortement ; il n'y avait aucun vent pour chasser l'odeur écoeurante. Gordão monta la volée de marche et envoya une rafale de pruneaux à travers le costume de yachtman blanc de Reginaldo traversant du même coup celui qui le portait si bien.
Gordão se tourna vers le volant, examina tous ces petits compteurs bizarres dont il ignorait la signification et marmonna que c'était dommage, qu'il aurait bien aimé apprendre comment que ça marchait le gps
(Je dédie le premier épisode de ce récit au Faucon qui m'a tagué vous devinez sur quoi...)