Proust : le bal des têtes (24)

Publié le 01 décembre 2009 par Sheumas

Mais presque toutes les femmes n'avaient pas de trêve dans leur effort pour lutter contre l'âge et tendaient vers la beauté qui s'éloignait comme un soleil couchant et dont elles voulaient passionnément conserver les derniers rayons, le miroir de leur visage. Pour y réussir, certaines cherchaient à l'aplanir, à en élargir la blanche superficie, renonçant au piquant de fossettes menacées, aux mutineries d'un sourire condamné et déjà à demi désarmé ; tandis que, d'autres, voyant la beauté définitivement disparue et obligées de se réfugier dans l'expression, comme on compense par l'art de la diction la perte de la voix, se raccrochaient à une moue, à une patte d'oie, à un regard vague, parfois à un sourire qui, à cause de l'incoordination de muscles qui n'obéissaient plus, leur donnait l'air de pleurer.


Seule peut-être Mme de Forcheville, comme injectée d'un liquide, d'une espèce de paraffine qui gonfle la peau mais l'empêche de se modifier, avait l'air d'une cocotte d'autrefois à jamais "naturalisée". "Vous me prenez pour ma mère", m'avait dit Gilberte. C'était vrai. C'eût été d'ailleurs presque aimable. On part de l'idée que les gens sont restés les mêmes et on les trouve vieux. Mais une fois que l'idée dont on part est qu'ils sont vieux, on les retrouve, on ne les trouve pas si mal.

(...) Quelle était la part du fard, de la teinture ? Elle avait l'air, sous ses cheveux dorés tout plats - un peu un chignon ébouriffé de grosse poupée mécanique sur une figure étonnée et immuable de poupée aussi - auxquels se superposait un chapeau de paille plat aussi, de l'Exposition de 1878 (dont elle eût certes été alors, et surtout si elle eût eu alors l'âge d'aujourd'hui, la plus fantastique merveille) venant débiter son couplet dans une revue de fin d'année, mais de l'Exposition de 1878 représentée par une femme encore jeune.