Internet vient de fêter ses 40 ans, ce qui ne signifie pas qu'il ait atteint sa maturité, loin de là, car ce moyen de communication, en perpétuelle croissance, en constante mutation, n'a pas fini de nous étonner. Conçu au départ à des fins scientifiques et militaires sous l'égide des universités de Californie (UCLA) et Stanford ainsi que de l'Agence pour les projets avancés de défense des Etats-Unis (DARPA), nommé d'abord ARPANET (acronyme de " Advanced Research Projects Agency Network "), ce système embryonnaire de transmission de données devint
Cette technologie a révolutionné la communication entre les habitants de la planète, c'est un lieu commun de le dire. Les possibilités offertes sont immenses, particulièrement dans le domaine culturel. Avoir accès, souvent gratuitement à d'innombrables sources de connaissance, à des bibliothèques en lignes et à leurs catalogues, à des documents digitalisés, à des études facilite déjà - et facilitera de plus en plus - l'acquisition du savoir, tant pour le chercheur que pour le simple citoyen. A titre d'exemple, je crois pouvoir avancer que, dans les recherches que je mène pour l'écriture de mes livres (des essais biographiques ou d'histoire de l'art), une grande partie des travaux préparatoires et environ 60% des sources d'information dont je peux avoir besoin dépendent directement de la toile. Pouvoir travailler de son bureau, communiquer en temps réel avec des spécialistes situés partout en France, dans des pays étrangers, voire sur un autre continent, avec pour seule limite le décalage horaire, disposer de bases de données d'œuvres d'art, etc. représente un gain de temps considérable et limite d'autant des déplacements coûteux et, parfois, inutiles. Ce qui reste de travail de documentation, c'est-à-dire principalement les recherches en bibliothèque ou sur site, n'en est que mieux ciblé, plus efficace. Les moteurs de recherche actuels ainsi que les métamoteurs permettent en outre d'identifier des sources dont on ne soupçonnait pas nécessairement l'existence.
Des voix, toutefois, s'élèvent, qui ne seraient pas mécontentes de voir Internet disparaître ou, à tout le moins, devenir tellement encadré qu'il perdrait une grande partie de son rôle, en tant qu'espace de liberté d'expression et de partage. Etrangement, les mêmes, qui glorifient la toile comme medium de résistance et de démocratie lorsqu'il s'agit de la Chine ou de l'Iran (dont les gouvernements tentent, on le sait, de mettre en place une censure féroce), en appellent à une stricte réglementation en France, comme s'il existait à leurs yeux deux Internets distincts, le nôtre étant systématiquement diabolisé. Il ne peut pourtant pas y avoir deux poids, deux mesures, à moins de vouloir entretenir cette fiction pour des motivations douteuses. D'ailleurs, vouloir censurer Internet relève à bien des égards de l'utopie. Dans la Chine d'aujourd'hui, les internautes qui souhaitent se rendre sur les multiples sites bloqués par des autorités pourtant pugnaces se procurent des logiciels qui permettent de détourner les barrières sans grande difficulté. Et, ne nous berçons pas d'illusions, la loi Hadopi, moins mise en place pour protéger le droit d'auteur que pour préserver les Majors et suppléer leur manque chronique d'imagination en matière d'offre légale abordable, sera contournée tôt ou tard de la même manière, surtout par ceux qui font profession du piratage. La meilleure preuve en est qu'aucune disposition de cette loi ne concerne le livre numérique, comme si le monde des paillettes et de la bluette était le seul à pouvoir se prévaloir du vocable de " création ", comme s'il y avait un droit d'auteur à géométrie variable, celui du livre pouvant être négligé.
Il est clair qu'Internet fait peur à certains et ceux qui brandissent, sous couvert de bons sentiments, divers épouvantails, dissimulent parfois des intérêts corporatistes plus ou moins suspects. Pour Alain Finkielkraut, Internet serait un lieu d'anarchie, une zone de non-droit, " une poubelle ", comme il l'a récemment confié pendant l'émission Arrêt sur image. On reste toutefois stupéfié de constater la méconnaissance qu'un intellectuel de son envergure a du médium qu'il prétend critiquer. Le philosophe l'avoue lui-même, il surfe peu ; de plus, dans l'entretien ci-dessus mentionné, il semblait croire que certaines vidéos qui connaissent un large succès de diffusion sur le Net (notamment la célèbre invective lancée par le Président au Salon de l'Agriculture) avaient été " volées " par des particuliers utilisant leurs téléphones portables, alors qu'il s'agissait d'une séquence filmée par un journaliste du Parisien ; il ignorait, de plus, qu'il était possible, par demande amiable ou par voie de justice, d'obtenir le retrait d'un document soumis à droit ou litigieux. Cette attitude inquiète plus qu'elle ne rassure, car elle pose sur la toile, de manière strictement émotionnelle, une suspicion de principe, sans qu'il soit procédé à un examen rationnel et sérieux de la réalité.
Dans l'univers des opposants à Internet, la palme de l'hypocrisie ne revient toutefois pas à un intellectuel, mais probablement à Jacques Séguéla, l'incontournable publicitaire hâlé de frais, toujours prompt à livrer son point de vue sur le premier sujet qui passe à sa portée. Croyant, sur le plateau de Laurent Ruquier il y a quelques jours, prendre la défense d'un Julien Dray visiblement mal à l'aise à l'écoute de son propos, il déclarait :
" Il y a un cancer de cette société, dont il [Julien Dray] est victime, [...] qui s'appelle l'intox. Et qui est dû à quoi ? Qui est dû au Net. Le Net est la plus grande saloperie qu'aient jamais inventée les hommes. C'est Dieu vivant ! Parce que le Net permet à tous les hommes de communiquer avec les autres hommes. En quelques secondes, le Net peut détruire une réputation. "
Qu'un homme de communication soit parvenu au point de condamner le Net en tant qu'outil permettant " à tous les hommes de communiquer avec les autres hommes ", voilà qui est singulier. La presse traditionnelle peut d'ailleurs tout autant détruire une réputation, l'affaire d'Outreau en offre l'exemple. Mais il faut le comprendre : en sortant du cadre institutionnel et en permettant à chaque consommateur d'établir des comparatifs de produits, la toile brouille les cartes du jeu publicitaire, elle est donc incontrôlable, incompatible avec un exercice paisible de son métier. De plus, Internet permet de relayer à l'infini des extraits télévisés plutôt gênants, comme celui où Séguéla prédisait à coup sûr la victoire de Ségolène Royal à l'élection présidentielle avant de se rallier à son adversaire entre les deux tours (flairer l'air du temps est, chez lui, une seconde nature) ou cet autre, dans lequel il déclarait, tout en finesse : " Comment peut-on reprocher à un président d'avoir une Rolex ? Une Rolex... Enfin, tout le monde a une Rolex. Si à 50 ans, on n'a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie ! " Le Général de Gaulle ne portait au bras qu'une montre Lip... Et quelle vie ratée, en effet !
Cela dit, le publicitaire a raison, certains sites, il faut l'admettre, sont d'un goût fort douteux. Ainsi, celui mis en ligne par la chaîne de télévision " 13ème Rue et baptisé Jacques Séguéla est-il un con ? De deux choses l'une : ou bien Jacques Séguéla est un con, et ça m'étonnerait quand même un peu ; ou bien Jacques Séguéla n'est pas un con, et ça m'étonnerait quand même beaucoup ! " jetueunami.com. Le principe du service proposé ("Maintenant, on peut tuer par Internet") est simple : il suffit de déposer sur le site la photo d'un " ami ", de choisir un tueur professionnel parmi ceux présentés et ledit site enverra par courriel à la cible la vidéo de son exécution, une balle en pleine tête, par exemple. Est-ce là l'une des " grandes saloperies " dénoncées par celui qui s'est présenté à Eric Zemmour et Eric Naulleau comme l'inventeur de la pub (Marcel Bleustein-Blanchet, qui fonda Publicis huit ans avant la naissance de Séguéla dut se retourner dans sa tombe) ? On peut en douter ; en effet, la page " crédits " du site en question précise : " ce site a été conçu et réalisé par BETC EURO RSCG ", une agence spécialisée dans la publicité sur Internet qui appartient à l'agence Havas dont le vice-président n'est autre que... Jacques Séguéla ! Il est dommage que Pierre Desproges ne soit plus avec nous pour commenter une telle actualité, lui qui avait lancé, à l'époque du Tribunal des flagrants délires :
" La calomnie, Monsieur ? Vous ne savez guère ce que vous dédaignez ; j'ai vu les plus honnêtes gens prêts d'en être accablés. Croyez qu'il n'y a pas de plate méchanceté, pas d'horreurs, pas de conte absurde, qu'on ne fasse adopter aux oisifs d'une grande ville, en s'y prenant bien : et nous avons ici des gens d'une adresse ! ... D'abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l'orage, pianissimo murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano vous le glisse en l'oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et rinforzando de bouche en bouche il va le diable ; puis tout à coup, on ne sait comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s'enfler, grandir à vue d'œil ; elle s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait ? "
Illustrations : "@" - Ordinateur d'ancienne génération - Botticelli, La Calomnie d'Apelle, musée des Offices - Beaumarchais, gravure.