En revanche, il y a des livres intemporels, qui font plonger le lecteur, dès les premières lignes, dans la vraie littérature, celle qui, à la fois, réjouit, donne à réfléchir et provoque un certain vertige. Deux Scènes et notes conjointes (Editions Galilée, 87 pages, 17 €), appartient à cette catégorie. Rien de très étonnant, d’ailleurs, puisque l’auteur n’est autre qu’Yves Bonnefoy, l’un des grands écrivains et poètes de notre temps, dont le nom apparaît régulièrement parmi les lauréats possibles du prix Nobel et dont on se demande encore pourquoi l’Académie suédoise tarde tant à le couronner.
Deux Scènes commence par le récit d’un rêve. En est-ce vraiment un, ou s’agit-il d’un poème en prose onirique, comme ceux que Baudelaire avait écrits dans Le Spleen de Paris (La Chambre double, Laquelle est la vraie ?, etc.) La question reste en suspens, qui, d’ailleurs, n’a guère d’importance au regard de la beauté du texte. Dans un quartier ancien « de Turin, peut-être ou de Gênes », un voyageur pénètre dès l’aube dans la cour intérieure d’un palazzo. Sous ses yeux, apparaissent des personnages (des enfants, des gueux et, surtout, un jeune couple). A quoi bon raconter tout le rêve ? Il suffit de préciser qu’il y est question de balcons (Baudelaire, encore ?) et d’un petit garçon qui, dans le dernier paragraphe, demande au voyageur « qui es-tu ? », comme le reflet, dans un miroir, d’un poème déjà ancien de l’auteur, L’Agitation du rêve.
Que l’on ne s’y trompe pas, Yves Bonnefoy ne s’adonne pas ici à l’exercice complaisant et agaçant du nombrilisme ou de l’autofiction, ces thèmes beaucoup trop à la mode aujourd’hui pour ne pas lasser. Il s’interroge, avec simplicité, humilité même, sur ses origines, ses conflits intérieurs, ses failles, ses doutes ; son texte n’en a que plus de force, celle-ci étant en outre superbement servie par une écriture (car, à un tel niveau, on ne saurait parler simplement de « plume ») dont cet extrait offre un exemple :
« Eh bien, ma pensée, c’est qu’il y a deux lumières. Celle-ci, dans l’abîme nocturne, pour ceux qui savent se glisser dans un au-delà du langage : une blancheur d’aurore boréale d’abord, puis peut-être un éblouissement, la mort un instant visible.
Mais comment ne pas voir et aimer cette autre, ici où nous sommes, lumière des matins et du soir ? Parfois rien qu’un rayon entre des nuages, parfois ces belles longues journées d’été où le soleil couchant semble apporter quelque paix malgré des raisons d’inquiétude. Il n’y a pas de « galère d’or » à disparaître sous l’horizon, mais la plage est belle, d’où on regarde le ciel, ou bien c’est Baudelaire qui est venu au balcon avec sa « chère indolente », et ils se disent « d’impérissables choses » qu’ils savent bien pourtant n’être que des riens, la simple écume entre vague et sable d’un moment heureux qui prend fin. »
Illustrations : Portrait d’Yves Bonnefoy © DR - Gênes, photographie.