L’actualité de Serge Gainsbourg, disparu en 1991, s’enrichit cet hiver, avec la sortie en salle le 20 janvier 2010 du film de Joann Sfar, Gainsbourg (vie héroïque). Un film prometteur, si l’on en croit les bandes-annonces diffusées sur la toile et le site Internet qui lui est consacré. Cependant, il n’est pas nécessaire d’attendre la diffusion de ce long métrage pour aborder l’œuvre de l’artiste, puisqu’une nouvelle édition, revue et augmentée, de l’intégrale de ses textes vient d’être publiée : Serge Gainsbourg, L’Intégrale et cætera (Bartillat, collection Omnia, 971 pages, 19 €).
Ecouter ses chansons, qu’il en ait été l’interprète ou le parolier, relève encore aujourd’hui de l’expérience, tant son univers musical en perpétuel mouvement, son style et les thèmes abordés, si singuliers jusque dans la provocation, le rendent inclassable. Pour autant, si la vocation d’une chanson – comme d’une pièce de théâtre – est l’oralité, l’écoute d’une interprétation où la musique joue son rôle, celles de Serge Gainsbourg méritent une attention plus particulière. On ne peut en effet prendre conscience de ce que l’on pressent qu’en lisant ses textes. Et ce que l’on pressent, ce que les textes confirment, c’est que l’œuvre de cet auteur dépasse de très loin les limites généralement assignées à la chanson pour se hisser au niveau de la poésie et de la littérature, deux disciplines qui nécessitent différents niveaux de compréhension que seule la lecture dévoile.
Yves-Ferdinand Bouvier et Serge Vincendet, qui ont établi cette édition, l’ont parfaitement compris. Non seulement ils se sont livrés à un travail considérable de recherche en rassemblant les quelques 636 textes actuellement répertoriés qui constituent l’œuvre musicale de Gainsbourg, mais encore livrent-ils ici une édition critique, dans l’esprit de celles publiées dans des collections telles que « Bouquins » ou « La Pléiade ». Aborder cet auteur comme d’autres ont abordé Baudelaire ou Rimbaud (qui exercèrent une indéniable influence sur lui, tout comme le Surréalisme), était un exercice complexe, voire risqué, mais finalement nécessaire. Et l’ouvrage, tout à fait réussi, se montre à la hauteur de l’ambition.
Des premières chansons composées au début des années 1950, aujourd’hui quasi oubliées, aux grands succès des années 1970-1980, des brouillons de travail aux spots publicitaires et aux réalisations les plus élaborées, en passant par les génériques de film et les grands classiques (Le Poinçonneur des Lilas, 1958, Les Sucettes, 1966, Ballade de Melody Nelson, 1971, Les dessous chics, 1983…), chaque texte est présenté avec sa discographie, complété de notes de contexte, enrichi de toutes les variantes. Les sources d’inspiration sont signalées, ainsi que les studios d’enregistrement et, même, le nom des musiciens de l’orchestre. Les amateurs et les fans apprécieront autant que les collectionneurs et les chercheurs la richesse et la rigueur des informations, aidés en cela par un index des titres et une bibliographie.
Le lecteur ne doit pas se laisser impressionner par ce pavé de près de 1000 pages. On peut, certes, le lire de bout en bout, mais on peut aussi, comme pour tout recueil de poèmes ou dictionnaire, l’ouvrir au hasard ou choisir dans l’index le titre désiré. Quelle que soit la méthode, le constat sera identique : l’écriture de Gainsbourg se situe aux antipodes de celle des chansons et bluettes qui lui furent contemporaines, d’une médiocrité souvent affligeante. Le style de Gainsbourg, où se mêlent humour noir, cynisme, maîtrise de tous les vocabulaires, subtilité de langage, paradoxes, oxymores, mots-valises et rigueur dans la versification surprend davantage encore à la lecture qu’à l’écoute. Le perfectionnisme de l’artiste dans son cabinet de travail apparaît alors en pleine lumière derrière l’image de dandy et de dilettante qu’il se plaisait à afficher en public.
Son art complexe transparaît dans la recherche de l’esthétisme, le choix des mots, dans le jeu des allitérations, les calembours (Douze belles dans la peau), la causticité, l’emploi de termes à double ou triple sens – le plus caché étant, naturellement, le plus intéressant ou le plus provocateur sous une apparente innocence. Ainsi, la connotation érotique ses Sucettes, chanson qui réserva un beau succès à France Gall, pour nous aujourd’hui évidente, échappa au public de l’époque. Serge Vincendet, dans son intéressante introduction, résume la question :
« Exercice virtuose de ne pas déformer l’idée quand ce sont les mots qui vous guident. Tout est dans l’art de maîtriser le vocabulaire qu’il soit argotique, noms communs ou noms propres reconstruits à partir d’autres mots, mis en pièces détachées, d’origine populaire ou de langue étrangère comme l’anglais. Gainsbourg domine complètement son processus de création, s’impose un jeu de règles, ce qui lui évite de se laisser emporter par une inspiration incontrôlable. Le génie est là, précisément ; d’un jeu de mot peut-être facile, d’autres ne tireraient aucune subtilité. Lui s’en sert en démultipliant les sens, rebondissant au gré d’interprétations différentes et surprenantes, exercice qui contribue à exacerber les images et les sensations transmises. Chaque effet est maîtrisé avec une dextérité déconcertante. »
Au-delà de la facture des textes, il faut encore souligner la constante évolution qui s’opéra dans le style de Gainsbourg. Toujours à l’écoute des modes, des goûts musicaux de ses contemporains, il savait s’adapter. Il ne s’agissait pas, pour lui, de se fondre dans le moule imposé par l’air du temps et les tubes en vogue (souvent un florilège de niaiseries), mais d’expérimenter des habillages sonores nouveaux; pensons aux rythmes afro-cubains, par exemple, dont il fut un précurseur.
En conclusion de son introduction, Serge Vincendet écrit : « Il faut considérer Serge Gainsbourg comme un passeur. Il vient d’une autre époque, le XIXe siècle, comme il s’en réclame lui-même. La provocation, d’autres écrivains de ce siècle en ont usé avant lui, Léon Bloy et ses Histoires désobligeantes, Barbey d’Aurevilly, Huysmans dont des Esseintes, le héros d’A rebours, contribua certainement à modeler chez Gainsbourg le personnage de dandy cynique, allant jusqu’à refuser le contact avec le monde réel, vivant à la fin de sa vie en quasi reclus. » Cette approche aidera certainement à mieux comprendre l’œuvre, celle d’un homme cultivé, aux blessures cachées et qui s’attaqua à tous les tabous, au point de rester une référence de la modernité.
Illustrations : Pochette de Love on the beat - Portrait de Serge Gainsbourg, pochoir.