Cet article provient du numéro de mai 2009 de la revue littéraire espagnole Quimera. Chaque mois, Sierra y tient une rubrique d'une page (Wireless) sur les technologies. La thématique abordée mériterait un traitement plus long mais nous espérons que cette introduction servira à nourrir quelques débats.
Semi-réel(traduction – et donc à qui diriger les plaintes – de François Monti)
Jesper Juul, pionnier de la théorie des jeux vidéos, commence le prologue de son essai « Half-real: video games between real rules and fictional words » (MIT Press, 2005) en expliquant que le titre de son livre se réfère au fait que les jeux vidéos sont le produit d'une interaction pratique (mise en marche par le joueur) entre « réalité » et « fiction »: « les jeux vidéos sont réels – note Juul – parce qu'ils sont faits de règles réelles avec lesquelles les joueurs interagissent physiquement et parce que gagner ou perdre dans le jeu est un fait réel » (...) « Jouer à un jeu vidéo c'est interagir avec des règles réelles pendant qu'on imagine un monde de fiction, et le jeu vidéo est autant un ensemble de règles que cet univers fictif ». La différence essentielle entre les jeux vidéos et les jeux traditionnels non-électroniques, majoritairement abstraits, est précisément l'association de ces mondes imaginaires: l'objectif de « Half-real » est d'examiner les interactions complexes entre fiction et règles.Pour comprendre l'importance historique de l'essai de Juul, il est nécessaire de garder en tête que, bien qu'il s'agisse d'une discipline académique très récente, la ludologie – terme qui s'applique actuellement à la théorie des jeux vidéos en général – peut s'enorgueillir d'avoir réalisé avec succès une synthèse de ses deux principales lignes d'investigation conceptuelle: celle que l'on appelle « ludologique » et qui donne une plus grande importance aux « règles du jeu », et la « narratologique », qui s'occupe principalement des aspects fictionnels et narratifs des jeux vidéos.Un des apports les plus intéressants de ces études (qui sont issues de la théorie des jeux et de leur étude culturelle, de Wittgenstein et de Caillois) est la reconnaissance du rôle du « réel » dans le jeu vidéo. « Réel » se définit ici comme ensemble de règles et d'algorithmes, et n'a rien à voir avec le fait que la fiction du jeu soit « réaliste » (comme dans les jeux de guerre ou d'interaction sociale) ou « fantastique » (comme dans les jeux mythologiques ou de science-fiction). Dans les jeux vidéos, la fiction est toujours de second ordre car son modèle est rarement la réalité perçue mais bien ses représentations techniques ou artistiques: les fictions viennent habituellement du roman, du ciné, de la bande-dessinée, des arts-plastiques ou de la télévision, ce qui fait que l'atmosphère du jeu vidéo nous parait toujours « fantastique », que nous soyons en train de terrasser des extraterrestres ou de jouer à la guitare dans un groupe de rock. Ceci a amené les pionniers de la ludologie à prêter une grande attention aux aspects « réels » – c'est-à-dire au jeu vidéo en tant que système formel basé sur des règles – indépendamment de savoir s'il s'agit de jeux abstraits ou de mondes artificiels sophistiqués. Lorsque nous parlons de littérature, nous comprenons presque toujours par « réel » une caractéristique de la fiction: sa vraisemblance ou son engagement avec une perception particulière de la réalité, souvent replacée dans son contexte à travers un regard expressément idéologique. On entend par écrivain engagé dans le réel celui qui représente et / ou « dénonce » des aspects déterminés de la réalité qui sont fréquemment ignorés ou manipulés par les médias de communication de masse, dans la langage même de ces médias. Toutefois, on tient à peine compte des aspects matériels et techniques: les « règles du jeu ». De fait, les auteurs qui s'occupent des systèmes formels et de leurs règles, qui considèrent et remettent en question les aspects matériels de l'écriture sont souvent considérés comme « fantastiques » (Borges, Cortázar, Pávic, Roussel, Perec, Pynchon, Carroll, Coover, Danielewski, Calvino...), et on a l'habitude de présenter les adeptes d'une tradition aussi ancienne et respectable comme un courant littéraire mineur, ludique, formaliste et, pour beaucoup, plus frivole que celui de vocation « réaliste ».Me manque la prise en compte que la littérature (électronique ou de papier) est aussi semi-réelle, et que quand elle cesse de l'être, elle abandonne son intention artistique. Me manque un peu de ludologie dans une bonne partie des études littéraires, qui nous permette de discuter de l'efficacité de schémas formels déterminés, de la capacité des romanciers et des poètes à établir des règles qui facilitent la réalisation d'objectifs esthétiques. Me manque une synthèse des différents courants actuels de critique littéraire qui commence à accepter qu'un roman contemporain, pour mériter un tel nom, doit être bien plus que l'élégante description d'un fait-divers.
Germán Sierra est professeur de biochimie et de biologie moléculaire à l'Université de Saint-Jacques de Compostelle. Il a publié de nombreux articles scientifiques dans le domaine des neurosciences. Il est l'auteur d'un recueil de nouvelles, et de quatre romans, qui proposent, selon Juan Francisco Ferré, « une esthétique de l'expérience contemporaine ». Son dernier, Intente usar otras palabras (Essayez d'utiliser d'autres mots), vient de paraître en Espagne chez Mondadori.