"Les dieux sans cœur se livrent aux distractions de l'enfance
et arrachent les ailes des mouches."
Mêlant références à la tradition et éléments de modernité, cette pièce a de quoi intriguer. Au tout début, une voix résonne dans la salle. Elle annonce le point vers lequel convergent toutes les actions de la pièce, la catastrophe, le sommet de la tragédie. L'annonce faite au public se termine ainsi : "Regarde, spectateur, remontée à bloc, de telle sorte que le ressort se déroule avec lenteur tout le long d'une vie humaine, une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux pour l'anéantissement mathématique d'un mortel." Et en effet, La machine infernale est affaire de fatalité ; soumis à la cruauté des dieux, un personnage, un mythe : Œdipe. L'ouvrage est composé de quatre actes, qui formeraient presque quatre pièces dans la pièce. Dans un ensemble éclaté, aux ambiances diverses, Cocteau donne à voir le lent cheminement des évènements jusqu'au déchirement final. Les acteurs évoluent dans un décor particulier, pensé pour renforcer l'impression d'écrasement par des forces extérieures : la scène est en effet constituée d'une petite estrade à l'inclination changeante, selon les situations, tandis que des panneaux, des toiles viennent s'élever, se refermer tout autour.
Ce qui est surprenant, dans cette pièce de Cocteau, c'est que tout en sacrifiant à presque tous les éléments du mythe grec, l'auteur n'hésite pas à montrer les personnages sous un autre jour et à introduire quelques innovations. Tout d'abord, sa pièce se caractérise par un habile mélange des tons et des registres : alors que le premier acte tire vers la farce (le fantôme du roi Laïus apparaît sur les remparts et tente de se faire entendre), les Dieux de l'acte II échangent des considérations à portée plus philosophique, notamment sur la relativité de notre perception du monde et du temps. D'autre part, les caractéristiques des personnages ont été plus ou moins remodelées à la convenance de l'auteur. Exit le héros tragique : Œdipe n'est plus qu'un enfant orgueilleux qui parade, et s'il répond correctement à l'énigme du Sphinx, c'est plus par chance que par ingéniosité : lasse de tuer et séduite par le jeune homme, la fille-monstre lui avait donné la réponse juste avant. Sa mère et future épouse, Jocaste est présentée comme faible et romanesque, presque superficielle ; plus encore le devin Tirésias se voit affublé du surnom ridicule de "Zizi". Mais ce qui est assez étrange, à la lecture de La machine infernale, c'est de constater que, malgré ça, la dimension tragique se ressent, particulièrement fort. Dès le premier acte, Jocaste, qui finira pendue, manque deux fois d'être étranglée par son écharpe. L'idée d'un poids qui pèse sur toutes ces épaules, d'un mécanisme infernal qui s'enclenche, de la marche inéluctable d'un destin régi par des forces qui nous dépassent ... Tout cela est sans cesse palpable dans cette pièce.
Dans une langue claire et rythmée, qui ne ménage pas les effets poétiques et les traits d'humour, à travers une action épurée qui permet de survoler le mythe, Cocteau réussit, il me semble, à faire toucher du doigt ce qu'il y a de proprement tragique dans cette histoire, au sens antique du terme. Moi qui sais très peu du théâtre du début du XXème siècle (Nous sommes en 1934 pour La machine infernale), et qui ne connaissais alors Jean Cocteau qu'en tant que réalisateur, me voilà à découvrir, naïvement et sans grand bagage, cette intrigante pièce.
A présent, je me pose des questions. C'est plutôt bon signe ; j'aime les livres qui m'amènent à me poser des questions.
Publié par
Nibelheim
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