~*~
"Les Stalactites du passé, Reflets dans la patine, Les jours attardés, Visite du passé qui s’attarde, A la Recherche du temps perdu. "
Ébauches de titres et titre définitif qui évoquent tous ce grand thème qui est celui de tout le roman : le temps qui passe. Cela se ressent à la lecture tout d’abord : Proust est un auteur qui demande du temps et de la concentration. Sa période, si elle est loin d’être indigeste, appelle toute l’attention du lecteur et j’ai eu l’impression, alors que je tournais les pages du premier volume, de m’embarquer pour un voyage au long cours. Point d’action et de péripéties irréfléchies au demeurant. Le narrateur nous décrit longuement ses rêveries et les images qui lui reviennent, s’attardant sur nombre de détails qui pourraient paraître insignifiants mais acquièrent bien vite une tout autre valeur, plus générale, plus symbolique. Le livre peint au final comme un voyage intérieur, loin d’une succession chronologique fixe, « notre vie étant si peu chronologique, interférant tant d’anachronismes dans la suite des jours ». Au temps perdu, à l’oubli du passé s’oppose le temps recouvré, le souvenir réapparu, tout d’abord maladroitement convoqué par la mémoire volontaire avant de surgir inopinément à partir d’une sensation. L’expérience de la madeleine étant un de ces épisodes permettant de ressusciter le temps passé. Temps qui passe, temps qui s’écoule, temps qui nous échappe. Du côté de chez Swann se clôt sur un constat pessimiste : le héros retourne aux Bois où paradaient les élégantes, mais ne parvient pas à retrouver les sensations qu’il y avait, enfant. C’est que la mémoire est, en grande part, reconstruction, et qu’il y a parfois un décalage énorme entre la réalité et l’image que l’on en a gardé. Ainsi, Proust signe également un roman de la subjectivité. Cela se voit notamment dans Un amour de Swann où la passion de Charles Swann pour Odette de Crécy, femme qui n’est vraiment pas son genre, est minutieusement analysée. Son amour tient finalement beaucoup plus aux comparaisons, aux correspondances qu’il s’est trouvé qu’à la personnalité réelle de la jeune femme. La petite phrase d’une sonate, une légère ressemblance avec une figure de Botticelli : voilà le fondement de l’amour de Swann. Le personnage a une perception toute personnelle de la réalité : si la « petite phrase » de la Sonate de Vinteuil bouleverse Swann, il remarque lors d’une soirée mondaine qu’il n’en est rien pour les autres auditeurs.
Du côté de chez Swann est donc un roman qui ouvre une réflexion sur notre rapport au monde et au temps. Et, osons le dire, entre les lignes et derrière un style particulièrement soigné, le roman a une dimension philosophique.
~ * ~
« Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté de Guermantes, il me parut plus affligeant encore qu’auparavant de n’avoir pas de dispositions pour les lettres, et de devoir renoncer à être jamais un écrivain célèbre. »
Du côté de chez Swann a été nourri de longues réflexions sur la lecture et l’écriture. L'ouvrage apparaît tout d'abord comme une réfutation par l’exemple de certaines théories littéraires de la fin du XIXème siècle. De nombreuses études génétiques ont montré ce que le roman devait au projet de Proust d’écrire contre Sainte-Beuve. Proust s’oppose en effet à l’idée qu’il faille juger une œuvre littéraire en se basant sur la biographie de l’auteur. Le personnage de Vinteuil se pose alors comme un contre-exemple : cet homme, qui apparaît dans tous ses ridicules dans Combray est l’auteur de la sublime sonate qu’entend Swann dans la deuxième partie. Swann en vient à se demander s’il s’agit bien du même Vinteuil, cette « bonne bête » ne pouvant être l’auteur d’une telle merveille. L’idée est ridiculisée également par l’intermédiaire d’Odette. La jeune femme, qui ne se caractérise pas par son intelligence, demande à Swann, alors en plein rédaction d’un essai sur Vermeer si ce dernier « avait souffert par une femme, si c’était une femme qui l’avait inspiré », se désintéressant du peintre dès lors qu’on lui donne une réponse négative.
La Recherche du temps perdu, c’est aussi l’histoire de la naissance d’une vocation. Le narrateur, dans ce premier livre, est confronté à des sommes d’impressions confuses qu’il n’est pas encore capable de comprendre et de retranscrire. Les promenades du côté de chez Swann et du côté de Guermantes apparaissent comme les révélateurs d’un échec. L'enfant est émerveillé par le spectacle de la nature, muet devant les beautés des environs de Combray, mais ne sait encore ni transformer ni raffiner ses sentiments. Parallèlement, l’image de ces promenades est perpétué par l’écriture, et l’on apprendra à la fin de la Recherche que ce que nous avons lu est finalement l’œuvre de ce narrateur qui aura appris, au fil des années, à retrouver le souvenir et à traduire la richesse des sensations : La Recherche est aussi le roman du roman en train de se faire.
Il s’agit au final d’une œuvre de maturité, écrite alors que Proust s’était déjà essayé aux pastiches, avait déjà réfléchi à la pratique littéraire, et au rapport aux maîtres. C’est de cette réflexion qu’est né cet ouvrage particulier et nouveau. Dans sa correspondance, Marcel Proust déclare d’ailleurs : «Le tout était surtout pour moi affaire d’hygiène : il faut se purger du vice si naturel d’idolâtrie et d’imitation. Et au lieu de faire sournoisement du Michelet ou du Goncourt en signant (ici les noms de tels ou tels de nos contemporains les plus aimables), d’en faire ouvertement sous forme de pastiches, pour redescendre à n’être plus que Marcel Proust quand j’écris mes romans. » La recherche du temps perdu, roman sur la littérature, né de la critique littéraire, apparaît alors comme le roman de quelqu’un qui a appris à lire et à appréhender les textes.
~*~
Images :
1. Monet. Sentier dans les coquelicots, île Saint-Martin
2. Monet. Nymphéas
Publié par
Nibelheim
aux alentours de
12:07
|
Libellés :
Lecture