Expulsion en 1 acte
Personnages principauxPèrIT, Roi du ParadIT.EvIT, développeuse et stratège de génie dans le domaine de la mobilIT.AdamIT, premier en tout, mais pas forcément brillant.SnakIT, vassal au service du marketing doorsbolique.Doorsbolique, le tentateur.Le développeur Roux, créateur du livre des profils de faces.
La scène se déroule dans les allées chérubinITiniques du ParadIT.
[Note du traducteur sur la prononciation: IT se prononce selon l'envie ou les bonheurs sonores. En le prononçant "Aïe TI", cela donne une intonation tout anglophone aux mots. C'est parfois apprécié.]
PèrIT: Quand même, une bonne idée cette histoire de pomme. Je me demande comment je pourrais la marketer.
Mais pour l'heure, il avait une affaire bien plus importante à traiter. Il devait renvoyer AdamIT et EvIT du ParadIT. Ils avaient voulu lui voler le concept révolutionnaire du Bookple 8! Personne n'avait pensé jusqu'à présent à créer un livre électronique qui permette de tourner les pages. L'Ange Gabriel s'était rendu compte que les humains avaient besoin de faire ce geste ancestral. C'était plus fort qu'eux, une page qui n'en finit pas, c'était comme l'éternité: ça tuait leur créativité. SnakIT proposa donc aux deux traîtres d'aller vendre cette idée à EvilIT. C'était intolérable! Mais bon père pour ses enfants, il n'était cependant pas question qu'ils les abandonnent ainsi. Il s'agissait avant tout de leur donner une bonne leçon qui ne durerait qu'un temps: ils seraient mortels. Il les appela.
PèrIT: AdamIT, EvIT, vous savez que je dois vous expulser du ParadIT. Vous avez mordu dans la pomme du business et vous avez pris conscience des rouages du marché. Les carottes sont cuites. Les anges du logiciel libre ne vous font plus confiance. Surtout depuis que tu as mis une cravate Windows, AdamIT.
AdamIT: PèrIT, c'est elle qui m'a obligé à pirater le ...
PèrIT: Silence! Tu mens! Je sais bien que tout est de ta faute! Tu es immonde d'accuser EvIT! Tu es silicium et tu redeviendras silicium! Je ne peux tolérer une faille de sécurité! Les serveurs de la création seraient en danger!
EvIT se jette à ses pieds, en pleurs, demandant pardon.
PèrIT, en aparté: "Pomme d'AdamIT": je tiens un slogan!
EvIT: C'est de la faute à SnakIT. Il nous a tentés en nous disant que nous pourrions devenir riches, très riches en vendant le concept du Bookple 8 à Doorsbolique. Il paraît qu'ils en sont ravagés en bas!
PèrIT: Je ne veux pas entendre son nom ici! C'est moi le PèrIT! Il ne manquerait plus qu'ils canonisent Billy! Déjà que pour SaInT Tim, je n'étais pas enchanté... Bien, revenons à votre expulsion. Elle sera terrible! Vous allez endurer d'horribles souffrances sur Terre. Vous serez des informaticiens errants! Mais dans ma grande bonté, je ne couperai pas le fil. Vous pourrez toujours m'appeler. J'ai d'ailleurs mis le nom des principaux anges dans vos répertoires privés. Vous aurez un compte Guest chez moi. Vous partez aussi avec un Bookple 7 chacun. Vous aurez ainsi la MoBiblIT à portée de main pour méditer sur votre faute. Fini de devoir vous trimbaler les lourds volumes de SaInT Thomas d'Aquin ou de SaInT Nielsen. Je les ai aplatis, compressés dans ce livre électronique.
AdamIT: Euh, nous ne pourrions pas avoir le 8?
PèrIT: Pas encore sorti fiston. Faudra te le procurer en magasin. Et vous verrez, le 7 est déjà pas si mal. Pendant que vous lisez, vous pouvez gérer vos courriels, téléphoner, écouter de la musique, préchauffer le four, passer l'aspirateur ou voir des films. Je ne suis pas persuadé que c'est optimal pour la concentration de regrouper toutes ces fonctionnalités sur le même bidule, mais il paraît que c'est à la mode. Et quand vous voudrez vous procurer d'autres livres vous n'aurez qu'à le télécharger sur le BiblIT store.
SaInT Martin: Vous aurez également encore accès à notre base de gestion de savoir du ParadIT. Bon nombre de SaInTs commencent à y adhérer. Nous vous offrons la gratuITé pour les cent prochaines années. C'est largement suffisant pour de futurs mortels.
PèrIT, en aparté: "Linux Linautre!" Je tiens un autre slogan.
SaInT Isidore de Séville: Et je veillerai à ne pas vous oublier dans mes ITmologies.
PèrIT: Il fallait qu'il la place celle-là. Bons, les enfants, on vous laisse un espace de stockage il-li-mi-té. Si vous avez des problèmes de support, vous pouvez envoyer un mail à paradit@paradit.ch. On règlera vos problèmes à distance.
Saint Thomas: Tu as pris l'extension .ch pour le ParadIT? Je n'y crois pas!
PèrIT: Oui, c'était mieux pour mes comptes.
EvIT commença à réaliser que le plus dur, le pire, serait de devoir vivre dans cet espace aseptisé, loin du royaume de PèrIT!
EvIT [hurle]: PèrIT!
PèrIT: Qu'y a-t-il mon petIT?
EvIT: Mais la Terre, n'est-ce pas ce lieu où j'ai créé des concepts dénués d'humanIT, bourrés d'astuces pour abolir le réel?
PèrIT: Oui, et quel succès, ils ont tous adhéré.
EvIT: N'est-ce pas également sur Terre que les gens se connectent dans ce nouvel espace sacré pour créer des liens pseudo-réels?
PèrIT: Oui, oui, Facebook. Ils laissent des phrases comme des cierges indiquant ce qu'ils sont en train de faire ou de penser et de la sorte ils ont l'impression d'avoir un surplus d'existence virtuelle.
AdamIT: Mais tu sais bien que c'est une idée du développeur Roux, ça ne marchera jamais! Non, la Terre, somme toute, ça pourrait être chouette.
EvIT: Espèce de pomme, réveille-toi! C'est pire que l'enfer! C'est un monde tout plat où le must est d'avoir un appartement plat avec un écran plat, un téléphone plat, un livre plat, une batterie plate...
PèrIT, riant: Mais chargée!
EvIT: ... C'est ce lieu où les gens demandent dans une oreillette où ils sont, car ils n'ont plus de repère.
PèrIT: Téou? Téou?
AdamIT: Mais on a inventé le GPS pour les aider!
PèrIT: Oui, mais on s'est bien gardé de leur donner l'ITinéraire pour revenir au ParadIT! Vous imaginez si tous les utilisateurs se pointaient au Help Desk de SaInT Pierre avec leur clé USB!
EvIT: Et c'est aussi pour eux qu'on a inventé un champ qu'on a appelé Goooogle. Pas bien grand, le champ, quelques pixels. Mais assez pour qu'ils puissent y dérouler un bon bout de toute la pelote virtuelle en forme de toile. Ils ne vont plus dans les bibliothèques, ils ne cherchent plus dans les livres, d'ailleurs une recherche n'est plus une quête. Ils consultent les premiers résultats qui viennent, comme étant les plus pertinents et hop, ils croient tout ce qui est écrit les yeux fermés.
PèrIT: Quand je pense que je me suis tué à faire des miracles pour motiver leur foIT...
EvIT: Tout ce qui ne figure pas dans les trois premières pages de résultats est considéré comme inexistant. Dans la foulée, on a aussi virtualisé le restant de leur bureau. La frontière entre la sphère publique et la sphère privée a été abolie. Abolis également les horaires. Ils sont tout le temps connectés. Enfin, tant qu'ils ont du réseau.
PèrIT: Zéro réseau! Je suis en forme, je sens que je suis en forme! Il faudra que j'en fasse des icônes pour les macroyants.
EvIT: AdamIT, tu ne te rends pas compte, nous allons perdre tout ce qui fait de nous des êtres singuliers au profit de dispositifs mis en place par EvilIT. Nous croirons être libres en ayant toutes nos données omnicessibles, mais nous sentirons le poids...
PèrIT: ... Quelques ko, pas de quoi être K.-O.!
EvIT: ... nous sentirons le poids de la servitude, disais-je, car nous ne saurons plus penser en dehors de ces systèmes. Il n'y aura bientôt plus de bons usages de ces technologies! Facebook, par exemple, n'est pas une entreprise caritative, mais un filet qui nous étranglera! Nous leur aurons donné toute notre mémoire, tous nos savoirs et ils pourront disposer de nous.
PèrIT: Donner, donner, il ne faudrait pas exagérer. Non, ils payent même très cher pour être dans le coup! Bon, moi en même temps, je leur avais mis à disposition une belle planète, avec de la verdure, des cours d'eau, du soleil. De quoi les inspirer et accéder à leur disque dur. Mais ça ne les intéressait pas, alors...
Pour AdamIT, bien plus naïf que sa consubstantielle collègue et un peu nigaud, être chassé du ParadIT ne présentait que des inconvénients d'ordre pratique: nécessité d'aller au travail tous les jours, programmer à la sueur de son front, dans un temps compté étant donné que l'immortalIT lui avait passé sous le nez.
EvIT, pour sa part, comprenait bien mieux ce que pouvait signifier cette éviction, car elle avait été chargée de proposer un concept à PèrIT pour réorienter les humains en vue du VaITcan 2.0. Elle avait développé la RSF ou Rambarde Sans Fil, censée remplacer les institutions religieuses en péril. PèrIT s'était rendu compte de la faillite successive des grands repères sociaux, comme l'Eglise, l'Etat. Son peuple était déconnecté, d'où cette rambarde virtuelle créée par EvIT. Les humains avaient une foi inouïe dans ces technologies mobiles qui leur donnaient l'impression d'être libres alors qu'ils étaient devenus plus sédentaires que jamais, confinés dans un petit écran qui leur tenait lieu de sens et de raison. Car il y avait des écrans partout, tout était écran et tout prenait sens à travers les écrans. Ils en avaient même oublié que la soi-disant liberté que ces techniques leur donnaient pouvait être le fruit d'une subtile manipulation qui infiltrait toutes les sphères de leur existence. C'était un lacet virtuel qui permettait de prendre le contrôle des volontés.
SnakIT avait très vite compris le parti qu'il pourrait tirer de ces dispositifs si judicieux s'il parvenait à débaucher EvIT pour la faire travailler avec Doorsbolique. Lui et Billy pourraient être les maîtres du monde et devenir plus puissants que PèrIT. Il était si facile de désintéresser les humains du Réel pour les manoeuvrer. Le développeur Roux l'avait prouvé en collectant d'innombrables données sur ces profils de faces. C'était stupéfiant comme la lecture des modes d'emploi de leur téléphone mobile les rendait psychiquement moins dangereux et surtout très occupés. Ce simulacre de réalité permettait de rendre docile le fleuron de la création. Les objets qui devaient leur procurer un surplus de liberté étaient devenus une fin en soi. D'où le succès du Ihochet.
Oui, le dispositif RSF était diaboliquement ingénieux. Toute la planète en était addict. Les âmes étaient devenues portables, connectées. Une telle maîtrise sur les usagers les rendait corvéables à merci. Le XXIe siècle serait-il celui du retour de Pinocchio? L'avènement des pantins, la hantise de Geppetto, l'échec de PèrIT? Fort heureusement, des hommes comme Richard Stallman, ni anges, ni saInTs, ni prophètes, mais chevaliers modernes, sans aucun doute, s'étaient mis en route à temps. Ils parvenaient à créer des communautés de citoyens libres et refusant d'être asservis, désireux d'utiliser cette fameuse mobilité informatique en conscience, en conservant le sens de la réalité et d'autrui.
Voilà tout ce que se disait Evit en songeant au sacré pétrin dans lequel ils allaient se retrouver, avec AdamIT, loin du ParadIT. Rongée par la culpabilIT, elle allait devoir engendrer des lignes de codes dans la douleur. Ils allaient découvrir les durs méandres de la nécessIT.
Image: Chapelle de Locmaria.