Dix-sept personnes (neuf Français, sept Espagnols et un Belge) accusées de trafic d'enfants étaient toujours en garde à vue, lundi à Abéché, au Tchad. Les volontaires de l'Arche de Zoé étaient en effet sur le point d'exfiltrer 103 enfants réfugiés du conflit du darfour voisin pour les placer dans des familles d'accueil françaises et ce afin "d'attirer l'attention sur le conflit".
Les enfants ont été recueillis dans un orphelinat d'Abéché, où des représentants de l'ONU et de la Croix-Rouge tentent de déterminer leur nationalité et s'ils sont réellement orphelins, comme l'avance l'association. Pour son avocat, Me Gilbert Collard:
"Il n'y a pas eu d'enlèvements. Ce qu'on peut concéder, c'est qu'il y a eu un irrespect anarchique d'un formalisme humanitaire. Les familles d'accueil ne sont pas des familles de pédophiles (comme l'a évoqué le président tchadien, ndlr). Cette exagération montre à elle seule à quel point on est dans une affaire où on a malheureusement une dimension politique qui nous échappe."
De son côté, l'ambassadeur de France au Tchad, Bruno Foucher, prend ses distances avec les humanitaires:
"C'est une opération complètement illégale. Les membres de Children Rescue (le nom adopté par l'Arche de Zoé au Tchad, ndlr) qui ont participé à l'ensemble de cette manipulation illégale répondront de leurs actes au Tchad."
Reste à savoir pourquoi les autorités françaises ne sont pas intervenues en amont.
Tout, ou presque tout. Dès le début de l'été, les agissements de l'association alertent le ministère des Affaires étrangères. Il faut dire que depuis plusieurs mois, l'Arche de Zoé recrute, sur son site internet et sur des forums spécialisés dans l'adoption internationale, des candidats à l'accueil des "orphelins du Darfour". Le message est sans ambiguïté:
"L’Arche de Zoé, association humanitaire œuvrant au secours des enfants depuis le tsunami du 26 décembre 2004, lance une opération d’évacuation des enfants orphelins du Darfour. Elle propose aux familles d’accueil qui le souhaitent de venir en aide et de prendre en charge dans leur foyer un enfant orphelin de moins de 5 ans, réfugié de la guerre au Darfour."
La première association à alerter le Quai d'Orsay est Enfance et familles d'adoption, dès le mois de mai. S'inquiétant d'une possible dérive -tous les Organismes autorisées pour l'adoption (OAA) déconseillent formellement ce genre de procédure sur des terrains de conflit-, le ministère des Affaires étrangères fait un "article 40" auprès de la justice. En clair, les diplomates dénoncent aux services du procureur de la République de Paris un éventuel délit.
Pour s'en assurer, Jean-Claude Marin ouvre une enquête préliminaire confiée à la Brigade de protection des mineurs (BPM). Courant septembre, les policiers retournent leur enquête aux juges: "Des choses pas très claires émanent de cette enquête, commente Laurence Abgrall, chargée de la communication au parquet de Paris, mais on n'a pas l'impression d'avoir à faire à des escrocs parfaits. C'était des projets et ils n'ont cessé d'affirmer que tout ce qu'ils faisaient était légal."
Problème: ni la diplomatie, ni la justice ni les autorités politiques n'ont réagi immédiatement. Le pouvaient-elles? "Il fallait les mettre en prison, c'est ça?, ironise madame Abgrall. En France, ce n'est pas possible ce genre de choses." Soit. Finalement, le parquet ouvre une information judiciaire contre X pour "exercice illicite de l'activité d'intermédiaire en vue d'adopter" le 24 octobre 2007, jour de l'arrestation des neuf Français à Abéché. Trop tard.
Sans compter que l'Armée de l'air tricolore a transporté au moins trois fois des membres de l'association Children Rescue entre N'djaména et Abéché. Ses membres pouvaient aussi compter sur l'aide ponctuelle des militaires français déployés dans cette région de l'Est du Tchad.
Du côté des espions français, on jure avoir découvert l'affaire jeudi dernier, le 25 octobre, tout simplement parce que la surveillance des ONG spécialisées dans l'adoption internationale n'entre pas dans les préoccupations de la DGSE. Bien sûr, Paris aurait pu jouer de ses "relations bilatérales de proximité" pour dissuader les responsables de l'Arche de Zoé, mais le Tchad reste un Etat souverain.
En résumé, les services de l'Etat (justice comprise) ont probablement sous-estimé la détermination d'une poignée de militants, bien décidés à faire un coup d'éclat sur la situation au Darfour. A leur décharge, ils n'avaient pas forcément les moyens de les arrêter.
Dès vendredi 26 octobre, le régime du président Déby a sauté sur l'occasion. Dans un communiqué, son Premier ministre agite d'emblée l'accusation de "trafic d'enfants":
"Le Président de la République du Tchad Idriss Déby Itno s’est dit choqué par l’acte posé par l’Arche de Zoé qui trafique les enfants sous couvert d’assistance humanitaire. Selon lui, les neuf français répondront de leurs actes devant les instances compétentes. Au Tchad, l’enquête tente de déterminer si c’est un réseau organisé qui pratique le trafic d’enfants."
Comme le dit un observateur avisé, "on aurait pu sortir de la crise 'à l'africaine', en extradant nos ressortissants pour qu'ils soient jugés en France, mais les Tchadiens ont fait un autre choix". Et les "africanistes" de Paris de garder un oeil sur une situation hautement instable.
Depuis samedi soir, les protagonistes du conflit soudanais sont rassemblés à Syrte (Libye) pour discuter... De quoi? De futures négociations de paix qui pourraient s'ouvrir dans trois semaines. Explications d'un diplomate:
"Tout cela est dérisoire par rapport au règlement politique de ce conflit. Cette affaire fait objectivement le jeu de Khartoum qui peut dire: 'Regardez, les Occidentaux sont des salauds, des enleveurs d'enfants!' Or, aujourd'hui, les risques d'une extension de la guerre à Khartoum sont réels."
Dans un mois, la force européenne d'interposition -composée de soldats français, d'Allemands et d'Italiens- est censée se déployer le long de la frontière tchado-soudanaise. Premier pas vers une intervention onusienne qui se fait attendre depuis des années. En voulant attirer l'attention sur ce conflit oublié, les militants de l'Arche de Zoé auront (involontairement) fourni quelques atouts au régime soudanais.