Au cours de mes errances au cœur du pays Maori, j’ai dormi dans diverses auberges de jeunesse, dont certaines mériteraient presque le nom de boui-boui, tandis que j’aurais pu rester très longtemps dans d’autres, comme ce fut le cas de l’auberge tenue par Vicky. Une dizaine de lits, pas plus, une maison pas très grande, la présence chaleureuse et permanente de la propriétaire, un bon feu dans la cheminée, un chat couché en rond sur un fauteuil.
L’après-midi de mon arrivée, il pleuvait des cordes, comme d’habitude (qu’on se le dise : la Nouvelle-Zélande en octobre, c’est à oublier !). Les jours de pluie, Vicky fait des gâteaux. Ce jour-là, elle se faisait aider par un jeune allemand qui devait avoir une chambre en long terme et qui semblait vraiment chez lui. Ça sentait bon, Vicky riait en se surnommant elle-même la reine des brownies, et moi je tapotais je ne sais plus quoi sur mon ordinateur. Je me sentais à l’aise comme si j’avais habité là et connu ces personnes depuis toujours.
Un peu plus tard, lorsque les brownies furent prêts, Vicky s’est assise en face de moi et nous avons parlé. Le courant passait bien entre nous, et elle avait envie de me raconter un peu son histoire.
Vicky est britannique. Anglaise plus exactement. Elle vient d’une ville chic et glamour, qui est à Londres ce que Deauville est à Paris. Dès qu’elle a eu un salaire, elle a dépensé des sommes folles en vêtements et chaussures couteux et magnifiques. Une parfaite citadine, tourbillonnant après des chimères, travaillant pour un salaire correct mais finalement insuffisant dans cette ville chère (une fois toutes ses charges payées, elle ne réussissait à dégager que 50 livres par mois pour ses menus plaisirs).
Et puis un jour, Vicky est partie. Elle ne m’a pas dit pourquoi. Mais elle avait découvert qu’en louant l’appartement qu’elle avait réussi à s’offrir, elle pouvait gagner tous les mois suffisamment d’argent pour voyager un peu : destination l’Asie, où, avec sa seule petite rente, elle disposait désormais d'un superflu de 100 livres par mois, ce qui est beaucoup en Asie. Seule, pendant des mois, elle a parcouru la moitié du monde, pour finalement atterrir en Nouvelle-Zélande, où elle a décidé de rester. En cours de route, elle avait oublié talons aiguilles, chemisiers, bijoux et autres fariboles. Vicky aujourd’hui ne se maquille pas, s’habille en jean et polaire, et s’en fiche complètement.
Au début, avec son visa touriste, elle ne pouvait rester que 6 mois par an, et elle devait passer l'autre moitié de l'année en Angleterre. Elle a fait ça pendant un certain temps, apparemment. Elle avait à l’époque un petit ami Maori, qui lui répétait sans cesse que l’on doit toujours croire à ses rêves : il suffit de se concentrer bien fort sur ce que l’on désire vraiment, de visualiser chaque détail de l’avenir que l’on se souhaite, et d’y croire.
Vicky a cru son ami. Elle a imaginé une petite maison avec un citronnier au milieu du jardin, dans laquelle elle créerait une petite auberge. Elle s’est visualisée accueillant ses hôtes six mois par an, gagnant assez pour pouvoir ensuite voyager pendant trois mois, puis aller passer trois autres mois avec sa famille près de Londres.
Le temps a passé et Vicky n’est pas restée avec ce Maori. Elle a rencontré quelqu’un d’autre, un néo-zélandais aussi, et elle s’est mise en ménage avec lui. Du coup, elle a obtenu un visa de résident permanent, ce qui lui a permis de rester ici à l’année, d’acheter sa maison, d’avancer vers son idée, vers son rêve.
Lorsqu’elle a visité la maison pour la première fois, Vicky a ressenti un étrange frisson dans le cou, et, en posant la main sur la barrière, avant même d’entrer, elle a su, physiquement, intuitivement, qu’elle avait trouvé la maison. Elle est entrée dans le jardin, et il y avait un citronnier au milieu…
Sa maison est la plus ancienne du village, et une des plus anciennes de tout le pays. Elle l’a un peu retapée, et tente de la moderniser (notamment en l’isolant et en la chauffant) au fil des années. Aujourd’hui, elle ouvre son auberge six mois par an, part à la découverte du monde les trois mois suivants, et passe les trois derniers mois auprès des siens. Elle a réalisé son rêve.
Vicky dit qu’ici, comme il y a peu d’humains, il y a également peu d’ondes (micro-ondes, ordinateurs, téléphones, télévisions, etc…) qui viennent brouiller les relations des hommes avec l’univers. C’est pour ça que les rêves se réalisent mieux.
Dans le grenier, elle a retrouvé une photo sépia du couple qui a construit la maison, et qui l’a habitée pour la première fois. C’était dans les années 1850. Des irlandais, d’après ce qu’on lui a raconté. Leur photo est aujourd’hui accrochée dans le salon, comme pour les remercier de lui avoir construit la maison de ses rêves. On y voit la femme assise, en robe longue, claire, elle porte un petit chapeau ou un bonnet peut-être, j’ai oublié, posé sur un chignon victorien. Son mari se tient fièrement debout derrière elle.
J’ai vu cette photo. La femme est le sosie parfait de Vicky …