La confusion des langues

Par Diekatze

Ou comment la mauvaise connaissance d’une langue peut vous créer des ennemis.

Forte de 400 membres, une communauté s’est développée depuis 20 ans dans la Golden Bay, et propose une sorte d’économie parallèle fondée sur une idée de solidarité, de partage, d’échange.

La communauté, appelée HANDS (pour How About Non Dollar System) a créé une monnaie virtuelle, nommée Hands (trop facile). Les Hands sont appelés pudiquement « Bons d’achats » plutôt que billets, la création d’une monnaie parallèle étant bien-sûr totalement illégale. À ma question sur l’intérêt de créer une monnaie dans une communauté de troc, on m’a expliqué que les hands permettent de fixer une valeur symbolique aux biens et services échangés, et existent uniquement pour faciliter les échanges entre les membres de la communauté. Ils ne doivent donc pas être accumulés. Chaque membre démarre avec un « découvert autorisé » de 500 Hands, et son objectif est de maintenir son « compte » aux alentours de zéro, en utilisant et offrant des biens et des services, le but final restant non lucratif.

Chaque membre est répertorié dans un annuaire qui recense, outre ses coordonnées, les biens ou compétences qu’il souhaite mettre à la disposition des autres membres. Par exemple, Sharon et Paul proposent leur pain biologique et des travaux de couture, Jason indique qu’il peut faire la conversation en allemand, Brad veut bien faire un peu de jardinage et il vend aussi ses légumes, etc.

C’est ce que tentait de m’expliquer Joanna dimanche dernier au téléphone. C’est John, venu faire un peu de jardin pour mes propriétaires, qui a parlé de moi à Joanna. John a pensé que HANDS pourrait m’être utile pour trouver des livres en français (je suis en manque de littérature française…). Joanna officie en tant que secrétaire, en quelque sorte, de la communauté : elle met à jour et diffuse les annuaires, elle gère le site internet et la newsletter, elle s’occupe de la gestion des comptes des membres. Elle s’exprimait très calmement au téléphone, et son accent américain plat me donnait l’illusion de comprendre à peu près tout ce qu’elle disait. Naïve que je suis !

J’avoue que ma méfiance naturelle envers toute idée de communauté quelle qu’elle soit me faisait chercher la faille dans son discours. Même si je suis tout à fait ouverte et j’adhère même à certaines idées jugées « écolo » ou « hippies », les communautés parallèles m’évoquent toujours les sectes, qui avancent déguisées pour mieux te manger, mon enfant…

Elle parle, j’écoute, elle s’enthousiasme, je reste sur mes gardes. Et à un moment, je trouve enfin la faille, l’erreur, le mot qu’elle n’aurait pas du dire : « I will send you the directories. » Je ne connais pas le mot directories. Je dois donc vite fait bien fait lui donner un sens. Mon cerveau malin (enfin le crois-je à ce moment-là) procède illico presto aux associations d’idées qu’il considère les plus judicieuses. Il calcule :

Directories = directives. Directives = ordres. Ordres = privation de liberté. Privation de liberté = secte = danger = alerte rouge !

Voilà le raisonnement que fabrique mon hémisphère gauche pendant que Joanna continue de parler (dans le vide, forcément). Du coup, je ne l’aime plus du tout, Joanna. Elle veut me manipuler, m’emberlificoter, m’enrôler, m’emprisonner dans son système faussement paradisiaque et bien plutôt liberticide ! Argh ! Joanna est un gourou !

Et d’ailleurs, pourquoi me veulent-ils dans leur groupe, me demandé-je aussitôt in petto ? Alors que je ne sais ni cuire le pain, ni coudre, ni faire la conversation en allemand ? Hmm ? C’est louche. Et ça va me donner quoi, à moi, de me retrouver là-dedans avec 500 hands de dettes ? Hmm ? Alors, je lui pose la question suivante, afin de la piéger (gniark gniark) : « Mais quel serait mon intérêt, à moi, de devenir membre ? » Je n’ai rien compris à sa réponse, si ce n’est que sa voix a monté de deux crans. Ma question l’avait visiblement un peu énervée. Son argument massue fut que mon adhésion allait me permettre de vivre une nouvelle expérience ! La belle affaire !

J’ai prétendu que tout ça était bien passionnant mais que je n’étais pas trop du genre à être membre de trucs et de machins, et que j’allais réfléchir. Mais Joanna n’était pas dupe, et nous étions un peu fâchées l’une contre l’autre, sans même nous connaître. J’ai raccroché, j’ai frissonné. Ouf ! Je l’avais échappé belle ! Je venais d’éviter l’endoctrinement, l’emprisonnement, le suicide collectif ! Totalement outrée de l’immoralité de cette femme, chagrinée de m’être faite alpaguée à peine débarquée, il m’a fallu plusieurs minutes pour me calmer et aller vérifier, par acquit de conscience, la traduction de directories.

Directories = annuaires, répertoires… Quelle imbécile !

Voilà comment on se met à détester pour rien une inconnue pleine de bonne volonté. J’ai donc recontacté Joanna, nous avons discuté de ce problème de vocabulaire, et finalement je vais la rencontrer prochainement, pour mettre au point, peut-être, mon adhésion à HANDS. Il se peut que je vive bientôt une nouvelle expérience !

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PS : de nombreuses communautés du genre existent de par le monde, dont plusieurs en France, autonomes les unes des autres, mais créées dans le même esprit général d’échange et de troc.

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