Puisqu’il y a eu, dans le silence, irruption de l’inouï
[qui] se chiffre / d’une indésirable érotique, la question qui s’impose alors
est celle de savoir comment inscrire cet inattendu (d’aucuns diraient plutôt
cette altérité) dans la durée intrinsèque à toute mise en forme, et passer de
ce surgissement plus ou moins aphasique à l’écrit qui en conserve non seulement
la charge pulsionnelle mais aussi les traces qui l’empêchent de se croire
souverain[1] – donc
non pas au couché sur papier mais à un engendrement dynamique, une matrice dans
tous les sens du terme, car il n’y a pas de position qui tienne, pas de
position advenue, plutôt / Une fabrication continuée, un tao, une composition /
Qui échoue à manifester / Un ordre.Et pourquoi ? Parce que (constats classiques) d’une part il y a la
mort toujours en mouvement (Les morts descendent et montent et tournent / Je
les laisse aller / Et supporte qu’ils ne stationnent pas), d’autre part l’usage
ordinaire de la langue qui, avec ses paroles
par avance bornées, ne saurait être d’un grand secours dans ces
circonstances qui sont celles, justement, du malheur ordinaire.
D’où l’hypothèse lancée ici, le rêve de courir avec le / la mort, double
tenu comme il se peut à travers l’écriture où qui parle épuise l’érotique au
lieu de ce qui ne parle pas ; autrement dit, la tentative de tenir un
discours oscillant au passage pas-je / je, corps pris aussi bien dans sa
masse que dans ses multiples failles, dont le but, à la fois ultime et pourtant
définitivement provisoire, serait de faire gros / le silence et fumant de
phéromones.
Et ce premier livre de L. Bénazet continue sur cette lancée, d’une voix à la
fois désubjectivée (où, par exemple, les indices que l’on pourrait considérer
comme biographiques sont rares et distanciés) et singulière dans sa manière de
tresser minutieusement des éléments issus de la psychanalyse, de la théorie littéraire
et de la philosophie, en particulier orientale.
Par conséquent, bien que tournant autour du ventre comme lieu où (naissance et
jouissance obligent) se rejoignent autant que s’opposent l’intérieur et l’extérieur,
c’est sans nombrilisme que le poème avance, par ressassement de négations
emboîtées les unes dans les autres, et finit par créer des ouvertures, histoire
de ne pas mourir trop vite :
Ni corps-pas-je, ni
Corps-je
Ni à la fois corps-pas-je et corps-je
Ni à la fois ni corps-pas-je ni
Corps-je
Nous éclairant nous-mêmes, parlers troués
Chaque fois que je parle !
De temps à autre, ces brèches laissent même affleurer un humour qui permet heureusement
d’échapper aux pièges de l’esprit de sérieux[2] :
Il ne faut pas confondre
La fonction « cadavre animé »
Avec les personnes qui la portent
Quand
Ces dernières sont à l’occasion
Tout à fait aimables
Sinon même adorables
Et
Quelque cadavre animé ne manque jamais de
Se présenter
Ainsi, loin de ceux qui, une fois pour toutes, sont assurés de leur
identité (nationale ou pas), L. Bénazet (se) poursuit en cherchant à faire émerger
dans la langue, telle la majuscule dressée en plein milieu du titre, des lignes
d’impulsion qui composeraient une course sans fin.
Contribution de Bruno Fern
Luc Bénazet
nÉcrit
Éditions Nous, 2009
16 €
[1] Ce qui n’est évidemment
pas sans présenter des avantages : C’est parce que le poème ne suscite
en rien l’identification à un moi qui serait totalisant, qu’il rend possible,
dans la distance ainsi respectée, le jeu de la ressemblance. Stéphane
Baquey, à propos de J.-C. Bailly, in huit études sur la poésie
contemporaine (vol. 2), Prétexte éditeur, 2003.
[2] Comme l’écrivait avec
justesse N. Quintane à propos de D. Collobert : L’absolu d’une certaine
gravité littéraire mène, semble-t-il, à la ligature du texte. Et de soi. (revue
Action poétique, n° 177, 2004).