Il faut savoir, quand on commence à lire Alberto Manguel, que nous ne sommes pas en face d'un mais de plusieurs livres tant ses écrits sont riches. Son dernier roman paru aux éditions Actes Sud en est encore un merveilleux exemple. Jugez plutôt.
Un dénommé Alejandro Bevilacqua, citoyen argentin ayant fui la dictature pour trouver « refuge » en Espagne à la fin du franquisme, meurt lors d'une soirée donnée en son honneur. Il laisse derrière lui un mystère. Est-il oui ou non l'auteur d'un chef d'œuvre littéraire intitulé Éloge du mensonge ? Qui est vraiment le défunt ?
L'enquête est confiée à un journaliste du nom de Jean-Luc Terradillos – cf chronique sur Un amant très vétilleux – qui part à la rencontre d'hommes et de femmes ayant connu la victime. Vous croiserez donc un poète vraiment raté mais réel espion, un ancien compagnon de cellule, une ancienne amante, sans oublier un homme de lettres répondant au nom de : Alberto Manguel.
Pour avoir interrogé le « vrai » Alberto Manguel je peux vous dire que je préfère nettement l'original tant l'écrivain prend un malin plaisir à faire de sa « doublure » un être peu sympathique, sûr de lui. Mais il s'agit tout de même d'un personnage lucide qui pose d'emblée le débat :
« Vous voulez que ces lecteurs connaissent la vérité, concept dangereux s'il en est. »
Non, en effet, la vérité n'existe pas. La vérité au sens absolu. A celle-ci l'auteur préfère la vérité romanesque. L'association de ces deux mots pourrait sembler paradoxale à nous autres, esprits cartésiens. Mais c'est parce que, comme me l'a dit l'auteur, nous connaissons mal des écrivains comme Borges qui, lui, signifiait que quelque chose peut avoir été et ne pas avoir été en même temps.
Se pose alors la question du regard et, ce faisant, de l'émetteur. C'est de cela dont il est question ici. Car : à chacun sa vérité. Nous avons ici affaire à des personnages non pas en quête d'auteurs – référence à Luigi Pirandello, bien sûr - mais en quête… de personnage. Pour arriver à quelque chose de définitif, il faut passer par son propre filtre, sa propre personnalité qui, forcément, trie, sélectionne, ne garde qu'une partie des informations pour délaisser l'autre.
« Bevilacqua avait le côté vétilleux de sa grand-mère »
... nous dit Alberto Manguel, rappelant ainsi le titre d'un précédent roman et nous signifiant par là qu'il continue de décliner le thème. Je fais plutôt partie des lecteurs qui assistent, médusés, à un tel tour de force. Car arriver à se renouveler et installer une connivence avec le lecteur forcément attentif, lui aussi, au moindre détail procure un plaisir fou. En lisant Alberto Manguel, j'ai l'impression d'être mis dans un état de douce tension parce que je suis dans la confidence de son jeu.
Oui, ce roman est très ludique. Ainsi quand Bevilacqua rencontre un marionnettiste et tombe dans les filets de l'amour qu'il a pour Loredana. On rit bien sûr à la référence qu'Enrique Vila-Mata, ami proche d'Alberto Manguel, ferait de Bevilacqua dans Bartleby et Cie. Le lecteur peut même se moquer de lui-même quand il accepte, sans broncher, que Bevilacqua, connu surtout pour ses romans-photos puisse être, d'un coup de baguette magique, l'auteur de Éloge du mensonge, ouvrage dont personne ne saura jamais rien.
Mais il n'y a pas que l'humour dans ce roman. Il y a, bien sûr, l'amour. L'amour de la littérature.
« Écrire est une manière de garder le silence, de ne pas parler, d'empêcher les mots de prendre leur envol. »
Et l'on se met à regretter de ne pas avoir eu Alberto Manguel comme professeur, lui qui sait si bien vous parler des livres à la manière d'un critique gastronomique. Car il donne autant à voir, à entendre, à toucher qu’à goûter.
A cet hommage à la littérature, à la vie, s’ajoutent les propos de Jean-Luc Terradillos qui devraient être affichés dans toutes les écoles de journalisme, comme règle première de l'humilité professionnelle :
« Le journaliste n'est pas sur la trace de la totalité de ces Bevilacqua différents. Toutes les facettes de la réalité ne l'intéressent pas. Seulement une, s'il est sincère – voire aucune. C'est pour cela qu'il écrit. Pour l'exposer sous un angle particulier, personnel. Aujourd'hui, je pense que c'est ce désir qui m'a poussé vers le journalisme. Reconnaîtremon nom au pied d'une colonne imprimée. Me déclarer responsable de cette dernière. Dire ce que je ressens, bâtir des récits, relier par des fils invisibles. Communiquer ma vision du monde me réjouit secrètement. Peut-être est-ce là la définition du journaliste, au contraire de cette prétendue objectivité qu'on lui prête. »
Oui, j'aurais vraiment rêvé d'avoir Alberto Manguel comme guide-accompagnateur dans le grand monde de la littérature. N'avez-vous jamais été saisi d'un sentiment d'ivresse intellectuelle après avoir réalisé que des zones jusqu'alors ombragées de votre cerveau s'illuminaient soudain parce qu'un passeur avait réussi son pari : vous fournir les clefs de compréhension ?
Pour cela, il faut de la patience et beaucoup d'abnégation. J'en manque cruellement. Aussi suis-je encore plus admiratif quand un écrivain me ménage, qu'il parvient à ralentir mon rythme naturel de lecture et m'arrête sur des événements jugés majeurs. En voici une nouvelle preuve avec ces tranches de vie de Kipling. Quelque chose de lui, en somme, pour jouer avec le titre de son autobiographie, Something of myself.
On y découvre un enfant très vite seul, laissés, lui et sa sœur Alice, dans une pension en Angleterre alors que les parents sont retournés en Inde. D'où ce nez mis très tôt dans les livres. On apprend que Kipling perd la vue à onze ans – on pense bien sûr à Borges qui, lui, la perdra vraiment beaucoup plus tard -.
Comme d'habitude, Alberto Manguel ne nous noie pas dans les détails. Il les choisit à dessein. En tant que lecteur, je me laisse porter par sa sélection. Je lui fais entièrement confiance car je sais que sa démarche est faite pour me donner envie de continuer. Il y a une curiosité extrêmement communicative. Ainsi, quand l'auteur évoque les études de Kipling à Westward Ho auprès de ses amis George Beresford (M'Turk) et Lionel Dunsterville (Stalky & C°) : j'ai naturellement envie d'en savoir plus. Alberto Manguel dose parfaitement et invite son lecteur à poursuivre s'il le souhaite.
Voici le retour en Inde, puis la Grande-Bretagne à nouveau, le journalisme, les livre, le mariage avec Caroline Balestier (soeur de Wolcott, son ami, qui mourut du typhus et dont le décès plongea Kipling dans une profonde tristesse).
Tout cela va vite car ce qui semble intéresser notre Alberto Manguel – j'espère qu'il m'autorisera ce partage avec d'autres lecteurs – c'est toujours cet intérêt pour la démarche littéraire. Ainsi quand il évoque le désir émis par Kipling d'effectuer un voyage aux îles Samoa pour y retrouver Stevenson – cf chronique précédente -, son héros. La littérature, toujours la littérature mais qui se nourrit de la vie.
Sans elle, point d'écriture, certes, mais sans écriture point de vie non plus. La preuve dans ces magnifiques lignes écrites alors que vient le temps des peines – Rudyard Kipling perd sa fille d'une pneumonie -, du voyage – il quitte les Etats-Unis pour l'Afrique du sud - :
« Dieu donne à tous les hommes la Terre entière à aimer
Mais comme le cœur de l'homme est bien petit,
Il ordonne que pour chacun un endroit se révèle
Le plus aimé de tous. »
Petit à petit, les événements biographiques – pas trop nombreux, on ne cessera de le répéter – deviennent plus flous comme si l'écrivain lui-même avait du mal à les voir, happé qu'il est par ce rythme imposé par son modèle :
« Kipling croyait, depuis l'adolescence, que l'inspiration lui venait de ce qu'il appelait son daimôn, une sorte de voix intérieure qui lui suggérait comment écrire et quoi. »
On se dit alors qu'Alberto Manguel nous parle de lui. Non pas en cherchant à se comparer à Rudyard Kipling mais parce que sa curiosité le pousse à comprendre davantage ce compagnon d'arme.
Rudyard obtient le prix Nobel de littérature en 1907, devient docteur honoris causa des universités d'Edimbourg, de Paris et de Strasbourg. Auparavant, il aura perdu un fils au front, durant la première guerre mondiale.
Coûte que coûte Rudyard Kipling continue, montrant ainsi – et il faut en être gré à Alberto Manguel de nous le rappeler – l'importance du travail, l'abnégation au service d'un idéal, celui de laisser quelque chose de soi, des mots, certes, mais des mots qui disent le monde, qui disent une vie :
Si je vous ai donné quelque bonheur
Par une chose que j'ai faite,
Laissez-moi reposer en paix dans cette nuit
Qui bientôt sera vôtre :
Et pendant ce temps si bref, si bref
Où les morts restent dans la mémoire
Ne cherchez pas de réponse ailleurs
Que dans les livres que je laisse.
Et cette vie continue grâce à Alberto Manguel qui reprend le flambeau tout en ne cherchant jamais à confisquer ce feu sacré. Non, en le transmettant à son tour.
Oui la littérature est l'affaire d'une vie. Elle exige beaucoup. Mais le jeu n'en vaut-il pas la chandelle ? (« Per ardua ad astra », « Par la difficulté nous atteignons les étoiles », comme il est rappelé dans ce livre). Je n'adhère pas depuis longtemps à cette thèse. Contrairement à bien d'autres lecteurs – dont Alberto Manguel fait résolument partie -, je n'ai pas été gagné par la passion littéraire dès mon plus jeune âge. Il m'aura fallu suivre les cours d'un professeur de français originaire du Vietnam pour comprendre combien un livre pouvait changer la vie.
« Il faut que l'enseignement de la lecture soit subversif »
… assène Alberto Manguel qui nous rappelle l'importance du budget alloué à l'éducation – alors qu'aujourd'hui il « est le premier que l'on réduit » -.
Je pense que la lecture de cet ouvrage paru aux éditions de l'escampette est une belle entrée en matière dans cette réflexion plus profonde autour de la lecture. Une activité qui privilégie « l'idée de lenteur et d'effort ». Alberto Manguel est bien inspiré de rappeler cette évidence qui, à bien y regarder, n'en est plus une.
Voyez en effet combien la rentabilisation du temps est considérée comme une vertu cardinale de nos sociétés modernes. Aller vite pour ne pas voir autour, pour ne pas réfléchir, ne pas mettre en doute, poser des questions. Aller vite pour gober, engranger la bonne parole politique. Curieux, après tout, car il en va de notre rapport au monde – encore une preuve que la littérature c'est la vie - :
« Je suis convaincu que nous continuerons à lire aussi longtemps que nous persisterons à nommer le monde qui nous entoure. »
Je trouve cette phrase capitale dans l'œuvre d'Alberto Manguel. Car elle est peut-être la plus politique. Je ne suis pas en train de dire que l'auteur a eu consciemment ce dessein-là. Mais il se trouve que ces mots ont une résonance particulière. Ils sonnent comme un défi à la marche forcée vers le « toujours plus ». Il y a là quelque chose de révolutionnaire qui, tout doucement, crée un embryon de communauté.
« Un lecteur idéal lit pour trouver des questions. »
Alberto Manguel dit aussi que « le lecteur idéal c'est le traducteur ».
L'occasion rêvée – si je puis me faire l'écho de tels propos – de rendre un très vibrant hommage au travail accompli par Christine Le Bœuf, traductrice de renom, grâce au travail d'orfèvre de laquelle, nous pouvons nous enthousiasmer à la lecture d'une œuvre aussi altruiste.
Altruiste, oui, c'est le mot car, comme le rappelle Alberto Manguel, si nous choisissons de rendre hommage à un écrivain en le lisant, un écrivain, à l'inverse, peut nous porter, nous soulager, nous émerveiller. Commence alors un échange entre lui et nous. Mais aussi entre nous, ses lecteurs, cette communauté merveilleuse parce qu'indéfinie.
Il y a ici des éloges à foison. Éloge du livre de poche qui permet « d'emporter un poète dans ta poche », selon les mots de John Adams, repris par Alberto Manguel. Éloge, bien sûr, du libraire quivoyage dans les rayonnages. Plus surprenant est cet éloge de l'horreur. Poe apparaît ici ainsi que Lovecraft, son disciple qui « raffine l'horreur en la privant de précision » alors que, à l'époque moderne, on montre – exemple avec Auschwitz -.
On trouvera aussi des éloges de l'Argentine, de l'espagnol, du blasphème et de la France. Ce dernier se présente sousla forme d'inventaire allant du « rouge de la cathédrale de Strasbourg » – pleinement d'accord – aux « conversations à l'ombre du platane dans le jardin du Mas Martin » chez Hubert Nyssen et Christine Le Bœuf – idem – en passant par la station des Filles du Calvaire où Alberto Manguel dit n'être jamais descendu – je souscris pleinement -. Seul désaccord profond et, à mon avis, durable avec l'auteur : l'accent alsacien.
Éloges nombreux donc mais n'en concluez pas qu'Alberto Manguel aime tout. Je pense que ce n'est pas le genre. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire ses mots sur Paulo Coelho et Michel Houellebecq. « Mieux vaut lire des contes pour enfants. », lance-t-il à propos du premier.
Encore un moment de plaisir !
Entamer la lecture de ce livre c'est, une nouvelle fois, pénétrer dans une tour de Babel, tant les références sont impressionnantes. Une information débouche sur une autre puis sur une autre, jusqu’à créer une structure gigogne. Et quand le livre se ferme, je jette un coup d'œil à mes innombrables notes et réalise qu'il faudrait plusieurs vies pour continuer sur la lancée d'Alberto Manguel, c'est-à-dire honorer cet écrit par des nouvelles recherches.
Une histoire de la lecture donc. Avant d'entrer dans ce monde merveilleux – l'abondance de références décuple la gourmandise -, je me demande ce que je pourrais répondre si l'on m'interrogeait sur ce thème. Pas grand chose à dire vrai, malgré une expérience de lecteur qui est ce qu'elle est, c'est-à-dire bien moins considérable que celle de l'auteur. Mais j'ai encore la vie devant moi.
La balade commence et me voilà très vite attiré par cette phrase qui pourrait servir d'introduction :
« Je trouvais à l'idée plus de réalité qu'à la chose. C'est dans les livres que j'ai rencontré l'univers : assimilé, classé, étiqueté, pensé, redoutable encore. »
Et l'ivresse commence. Alberto Manguel nous parle de l'importance des couvertures – j'ai l'impression d'entendre Hubert Nyssen -, de la double vitesse de la lecture, du classement des livres - ordre alphabétique, en fonction des genres, par langues, ... -. Le lecteur que je suis redevient enfant, à écouter une histoire comme pouvaient nous la raconter nos parents, le soir, pour nous endormir. Sauf que celle-ci ne conduit pas au sommeil, même si elle apaise. Oui, parce qu'il est réconfortant de se savoir appartenir à une petite communauté croyant encore au sacré. La littérature sacrée.
« Parfois ma bibliothèque obéissait à des règles secrètes, nées d'associations personnelles. Jorge Semprún rangeait Charlotte à Weimar, de Thomas Mann, parmi ses livres sur Buchenwald, le camp de concentration où il avait été interné, parce que le roman commence par une scène à l'hôtel Eléphant de Weimar où Semprún a été amené après sa libération. J'ai imaginé à un moment donné qu'il serait amusant de construire à partir de tels rapprochements une histoire de la littérature, en explorant, par exemple, les relations existant entre Aristote, Auden, Jane Austen et Marcel Aymé (selon mon ordre alphabétique) ou entre Charleston, Sylvia Townsend Warner, Borges, saint Jean de la Croix et Lewis Carroll (parmi mes préférés). Il me semblait que la littérature enseignée à l'école – où l'on expliquait les rapports entre Cervantès et Lope de Vega en se basant sur le fait qu'ils avaient vécu dans le même siècle, et où Platero et moi, de Juan Ramón Jiménez (l'histoire d'un poète épris d'un âne), était considéré comme un chef d'œuvre – relevait d'une sélection aussi arbitraire et ni plus ni moins admissible que celle que je pouvais construire pour ma part sur la base de mes découvertes au long des voies tortueuses de mes lectures et des dimensions de mes étagères. L'histoire de la littérature, telle que la consacrent les manuels scolaires et les bibliothèques officielles, me semblait n'être rien de plus que l'histoire de certaines lectures – plus anciennes et mieux informées que les miennes, sans doute, mais non moins dépendantes du hasard et des circonstances. »
Vous êtes peut-être comme moi en lisant ces lignes. Vous vous dites que certaines de ces références vous sont inconnues. Et alors ? Alberto Manguel déculpabilise ses lecteurs de ne pas savoir. Il les prend sous son aile et s'avère être un merveilleux conteur, un merveilleux passeur. Ainsi quand il rapporte les propos de Borges racontant que les manifestants pro-Péron en 1950 scandaient : « Des souliers, oui, des livres, non. »
Grâce à lui, nous revenons à l'origine. A l'origine de l'histoire. Nous voici en face – il y a de nombreuses illustrations dans Une histoire de la lecture – de deux modestes tablettes du musée archéologique de Bagdad (4000 ans av. J-C) considérées comme l'une des plus anciennes traces écrites de l'histoire de l'humanité. Origine aussi du mécanisme cérébral de la lecture :
« Afin d'extraire un message de ce système de signes noirs et blancs, je commence par appréhender le système de manière apparemment erratique, de mes yeux volages, et ensuite je reconstruis le code dans mon cerveau grâce à une chaîne de neurones qui relie les signes et les traite – une chaîne qui varie en fonction de la nature du texte que je lis -, et qui imprègne ce texte de quelque chose – émotion, sensation physique, intuition, connaissance, âme – qui dépend de ce que je suis et de la façon dont je suis devenu ce que je suis. »
Nous apprenons que la lecture silencieuse – celle qui « autorise une communauté sans témoin entre le livre et son lecteur » - devient habituelle en Occident au dixième siècle, que la ponctuation apparaît vers l'an 200 pour mettre fin à une période où les mots n'étaient pas séparés. Grâce à Alberto Manguel, nous vivons presque le passage de la lecture « bête » à quelque chose de plus intelligent...
« A l'école latine de Séléstat, le maître n'expliquait pas la grammaire puisque, selon la pédagogie scolastique, la compréhension n'était pas indispensable à la connaissance. Et puis, vers le XVè, on commence à lire pour soi-même. »
... cette évolution coïncidant avec une remise en cause de la scolastique, avec l'apparition de la presse à imprimer et du traité de Copernic (qui plaçait le soleil au centre de l'univers).
Ce traité pose d'ailleurs la question de la vérité – on en revient toujours là -. Pendant des siècles, l'église affirmait la détenir. Mais elle s'est heurtée aux coups de boutoir de la communauté scientifique – un siècle plus tard, c'est Galilée qui murmure son désormais célèbre « et pourtant elle tourne » -. Peut-on dire pour autant que le livre c'est la vérité ? Que la littérature c'est la vérité ?
« Le dernier mot n'existe pas en littérature. »
Une littérature au champ d'expérimentation illimité donc mais qui ne peut, à contrario, se prêter à une interprétation illimitée. Et Alberto Manguel de rappeler les propos d'un de ses illustres « confrères » :
« L'autorité du lecteur n'est jamais illimitée. Les limites de l'interprétation, a dit Umberto Eco dans une épigramme opportune, coïncident avec les droits du texte. »
Encore faut-il être armé intellectuellement pour interpréter un texte. L'auteur rappelle que les Hommes n'ont pas toujours été en capacité de lire. Ce qui posait des problèmes au catholicisme romain dans sa volonté de diffuser le message du Christ.
J'ai donc appris qu'en 1025, « le synode d'Arras déclara que ce que les gens simples ne pouvaient pas saisir grâce à la lecture des Écritures pouvait être appris par la contemplation d'images. » Et voilà la raison de la présence de vitraux dans les églises. Et voilà aussi pourquoi la Bible des pauvres dont le premier volume paraît en 1462 apparaît comme le très digne ancêtre de la bande-dessinée.
Chaque page de ce livre est une fenêtre qui s'ouvre sur le monde. Et nous voilà soudainement au milieu des cigariers cubains puis des monastères cistérciens, avant de faire la connaissance d'un dénommé Saint Jean-Baptiste de la Salle, éducateur philanthrope français canonisé en 1900 qui, nous dit Alberto Manguel, lança un avertissement quant au « danger de rester au lit pour lire », ce « passe-temps paresseux ». Dans les Règles de la bienséance de la civilité chrétienne, publiées en 1703, il qualifie d'indécente et de discourtoise l'habitude de bavarder ou de s'amuser au lit, et recommande de ne pas imiter ceux qui s'y occupent à lire ou à d'autres choses ; dans l'intérêt de la vertu, il déconseille de rester au lit si ce n'est pour dormir.
Vous apprendrez beaucoup de choses, j'en suis sûr, grâce à livre. Que dis-je ? Cette encyclopédie. Car c'est bien de cela dont il s'agit. Et il faut reconnaître un autre mérite à Alberto Manguel : c'est de savamment mélanger les anecdotes – elles fourmillent ici – et les lignes plus denses auxquelles appartiennent celles-ci :
« Au deuxième millénaire avant J.-C., l'écriture mésopotamienne était passée des pictogrammes – figurations plus ou moins précises des objets que désignaient les mots – à ce que nous appelons les caractères cunéiformes (du latin cuneus, clou), caractères qui représentaient les sons et non plus les objets. Les pictogrammes primitifs (dont il existait plus de deux milliers, puisqu'il y avait un signe par objet représenté) avaient évolué en marques abstraites qui pouvaient représenter non seulement des objets mais aussi les idées qui y étaient associées ; des mots et des syllabes différents prononcés de la même façon étaient représentés par un même signe. Des signes auxiliaires – phonétique ou grammaticaux – permettaient une meilleure compréhension du texte et une précision nuancée des significations. En peu de temps, ce système donna au scribe la possibilité d'enregistrer une littérature complexe et d'un extrême raffinement : épopées, livres de sagesse, histoires humoristiques, poèmes d'amour. L'écriture cunéiforme a effectivement survécu à travers les empires successifs de Sumer, d'Akkad et d'Assyrie, elle a consigné la littérature de quinze langues différentes et son usage s'est étendu sur une région occupée aujourd'hui par l'Irak, l'Iran occidental et la Syrie. Nous ne pouvons plus aujourd'hui lire les tablettes pictographiques comme un langage parce que nous ne connaissons pas la valeur phonétique des différents signes, nous ne pouvons que reconnaître une chèvre, un mouton. Mais les linguistes se sont efforcés de reconstituer la prononciation des derniers textes cunéiformes sumériens et akkadiens et nous pouvons, de façon très rudimentaire, prononcer des sons gravés il y a des milliers d'années. »
Mais la lecture, on l’a dit, est comme la vie. Parfois elle est simple, limpide et vient à vous sans exiger d'effort de votre part. Il arrive aussi qu'elle semble plus aride, absconse et mette votre cerveau à plus grande épreuve. Avec le bonheur immense quand ce défi est relevé. Parfois bien plus tard après que le livre a été rangé dans la bibliothèque. A propos saviez-vous que « les possesseurs des premières bibliothèques recensaient leurs livres en fonction des rayonnages. Les bibles venaient d'abord, et puis les gloses, les œuvres des Pères de l'Église (saint Augustin en tête), la philosophie, le droit et la grammaire. Les livres médicaux figuraient parfois en fin de liste » ?
On peut tout aussi bien ranger les livres dans un ordre chronologique. Il faudrait alors mettre le fameux Dit du Genji en tête de rayonnage puisque, selon Alberto Manguel, il s'agit du premier roman au monde, écrit par dame Murasaki, au XIè siècle. Même cela il l'a lu !
Il a aussi lu que le Comte Libri-Carucci della Somaia était un voleur, lui qui fut pourtant nommé secrétaire d'une commission chargée de superviser le très officiel « catalogue général et détaillé de tous les manuscrits en langues anciennes et modernes existant à ce jour dans toutes les bibliothèques publiques départementales. ».
On se demande bien ce qui échappe à la mémoire d'Alberto Manguel, lui qui rappelle :
« Il n'existe aucun livre dans lequel je n'ai rien trouvé d'intéressant. »
Il s’agit d’une véritable profession de foi – que l'auteur me pardonne cette indélicatesse à son endroit, lui qui ne reconnaît ni Dieu ni maître (politique ?) - qui donne au lecteur une envie pressante d'acquérir les textes originaux des extraits cités par Alberto Manguel. Acquérir, non pas pour soi-même mais pour en discuter, en débattre avec d’autres lecteurs. Ce qu'attendait tant Pline le jeune qui, rentrant d'une lecture chez un ami, se plaignait que certains membres de l'assistance aient écouté ses propos « comme des sourds-muets. »
Et comment lui donner tort ? Après tout, l'éventail littéraire est suffisamment développé pour y trouver son bonheur et vouloir le soumettre à sa propre critique. Nous ne sommes plus dans une période de l'histoire où règne la censure - Alberto Manguel évoque Anthony Comstock qui fonda le premier véritable bureau de censure en 1872, aux USA -. Encore que le système économique qui est le nôtre tende à lui ressembler.
Lire pour se construire, s'élever donc :
« Lire, c'est pouvoir transformer des signes morts en mémoire vivante. »
Y a-t-il plus bel appel à résister à ceux qui veulent nous faire oublier ?