(Taman Negara, Malaisie, le 8 août 05)
Il y a quelques pages blanches au milieu de mes carnets de voyage. Des petites pertes de connaissances, des dilutions, sauvées in extremis par une photo. De cette fin d’après-midi du huit août deux mille cinq, je n’avais gardé qu’un très vague souvenir. Je me rappelle maintenant qu’elle fut l’une des plus humides de l’été. Il eût sans doute été plus sage de rester à l’auberge en attendant que l’orage fut complètement évacué mais il me démangeait trop de repartir à l’aventure avant la nuit. Le village s’enfonçait déjà dans le silence lorsque je le quittais, quelques volets se repliaient derrière mon passage. Sur la forêt régnait une clarté rubigineuse. Le chemin coupait à travers les hévéas, aussi raide et sinueux qu’un serpent, et une boue grasse et orangée lestait mes semelles. Je dus parfois m’agripper aux racines et aux lianes pour éviter de glisser sur des armadas de sangsues, dressées devant moi comme des clous. Un écureuil volant se mit à hurler dans les branches, effarant les calaos rhinocéros, ces oiseaux qu’on ne voyait jamais et dont le cri sourd et creux se démultipliait au loin à une vitesse prodigieuse. Au bout de mon effort, j’atteignis cette clairière. Je fis le tour de la maison. Rien d’autre qu’un drôle d’animal comme une fouine, dérisoire figurine, qui faillit me passer entre les jambes. Je vins m’asseoir au bord du talus qui surplombait la jungle vers le village. Le petit animal réapparut brièvement entre des troncs coupés. Des rires d’enfants résonnèrent près de l’étang, bientôt couverts par l’adhân, l’appel à la dernière prière. Je n’avais jamais revu cette photo jusqu’à ce soir, et alors que je cherchais un souvenir pour border ma nuit. Mes endormissements ont horreur de la page blanche.