C’est un ensemble de poèmes écrits en picard, publiés vingt
années après, et traduits non par Ch’Vavar lui-même, comme il a pu le faire par
ailleurs, mais par Lucien Suel, poète et ami arpentant le même territoire
linguistique. Des poèmes qui relatent l’enfance du poète, l’enfance de sa
langue, une enfance villageoise (Wailly), rurale, sylvestre et teintée d’une
immense fantasmagorie, où réel et onirisme s’entremêlent et se confondent. Mais
on quitte le village : ici là/ichi leu, à savoir, le picard/le français,
l’enfance/l’âge adulte, le réel/le rêve. On songe à Rabelais (sans que ça soit rabelaisien),
en lisant un carnaval verbal un peu bouffon,
— Ou peut-être qu’on s’encule.
Nom de Dieu ! Je crève bleu je pète bleu
Tu disais vrai, je chie ma vie,
Je m’en vais du bas !
(…)
— Enculés, courons
Dans la rosée et l’obscurité.
Allez ! Camarade ! Vite !
Amen Ainsi soit-il, déjà je sens
Que je perds mon âme
Avec mes intestins !
Je me délivre du fondement.
Où les évacuations du fondement rappellent l’auteur de Gargantua en son réalisme grotesque, où le corps, le bas matériel,
brossent un tableau (critique) du monde. On songe itou aux fatrasies, fort en
vogue dans la France du Nord médiéval, celle d’en haut, donc, pour dérisionner
le réel rural, oui, par ici ce livre, ça balle,
J’ai mangé, j’ai vomi
J’ai fait la fête et jonglé à deux mains
Je me suis pavané devant les femmes
— Elles t’ont crié « Freluquet ! »
— J’ai répondu « Roulures ! »
sombre-joyeusement,
C’est en cadavre que je festonne de ma
vibration
— Une danse, ciel de taxidermiste ! — les fuyants horizons…
Un corps à corps entre le poète et son passé-lieu est livré sous nos
yeux ; deux langues se frottent.
Relisant ces poèmes anciens, Ivar Ch’Vavar ressentit la nécessité (et ne lui
résista pas, tout est élan chez ce poète) de lui ajouter une glose composée
d’une postface et de commentaires sur les poèmes, le tout destiné à la
publication, par quoi il réfléchit à leur écriture et à son écriture et à sa démarche,
élargit sa pensée, s’approfondit, s’appuyant (tout en avouant ses faiblesses et
ses possibles contre-sens) sur l’œuvre du philosophe Martin Heidegger et son
concept « Être-là », sur le Dasein : « Il n’y a pas d’ici, on est toujours déjà dans le là : cette
tension. Il faut être là, “être le là”, selon la formulation de Heidegger »,
s’écartant de lui pour considérer la relation du poète avec la langue
autrement, et affirmant le poète comme penseur : « Car bien entendu le poète “pense”, et jusque
dans ses poèmes ! Mais un poème n’est pas la poésie. La poésie est rare
dans un poème, quand déjà on l’y trouve… Et ça n’est certes pas quand un poète
“pense” qu’il est poète. Même s’il peut arriver que la poésie troue sa pensée
même (au moment où il l’exprime). »
En héritier de William Carlos Williams (Paterson) ou de Charles Olson
(Gloucester), transformant un lieu d’attache en personnage mouvant et protéiforme
et en matière de langue, avec sa pleinté de voix folles et crétines (sa
centaine d’hétéronymes), et en héritier des chansonniers et narrateurs et de
folklore picards, d’une tradition orale, Ivar Ch’Vavar compose, repoussant les
frontières des contraintes formelle et linguistique, une fresque épique (son
œuvre considérée dans son ensemble), une Grande Picardie Mentale (son
« invention de la Picardie »), dont participe Ichi leu, rapprochant « le village et l’univers », et
propose sa pensée du monde, subversive.
Contribution de Jean-Pascal Dubost
Extraits pp. 20, 16, 57, 66, 76
Ivar Ch’Vavar
Ichi leu
Editions des Vanneaux
15 € - voir un extrait dans l’anthologie permanente de Poezibao