Les Américains sont venus avec leurs méthodes – le management participatif, les objectifs individuels- et le vocabulaire qui va avec. En début d’année, tu devais fixer tes objectifs avec ton supérieur hiérarchique pendant ton entretien annuel d’évaluation. Au lieu de te dire : « tu bosseras sur tel projet et voilà tes objectifs », le chef disait : « je te propose de participer à un projet. Qu’est-ce que tu en penses ? ». Dans ce genre de situation, tu penses comme le chef, tu n’a pas le choix. Et, quand il te demande : « tu penses à quoi en termes d’objectifs ? », tu as peur de jouer petits bras, alors tu te fixes des objectifs ambitieux que tu peines à atteindre. Ces méthodes sont contre-productives parce qu’elles impliquent une fragmentation du travail qui allait à l’encontre de notre manière de travailler, qui faisait la performance de Romainville. Mais c’est surtout dangereux pour la santé des salariés : comment ne peut culpabiliser quand tu n’atteins pas des objectifs que tu as soi-disant fixés toi-même ? Et l’équipe ne joue plus son rôle de soutien ; la méthode casse les solidarités. Le seul moyen pour justifier ses manquements est de reporter la faute sur les autres : tel fournisseur, ou tel labo, qui est en retard dans son programme, ou je ne sais quels impondérables. C’est du chacun pour soi enrobé dans un vocabulaire mielleux du genre : « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. »
Extrait du livre Notre usine est un roman de Sylvain Rossignol aux Editions La Découverte / Poche, 2009