(d'après Francis Babé)
Je viens de lire, dans le numéro du Point de cette semaine, les « bonnes feuilles » du livre de mémoires que publie Jacques Chirac, ainsi que les commentaires, plutôt flatteurs, qui accompagnent ce texte.
J’en ai entendu d’autres, plus abrupts, émanant de tel ou tel journaliste et commentateur politique, dénonçant la vacuité de ces 500 pages : on n’y apprend, au fond, pas grand-chose qu’on ne sache déjà, après les mémoires de VGE, de Charles Pasqua, de Jérôme Monod, de Michelle Cotta, ou les livres d’entretiens de Raymond Barre.
Je pense que je vais quand même en lire le texte intégral, car il s’agit de la part de vérité d’un acteur majeur de la vie politique française contemporaine, qui a accompagné, au fond, toute ma vie active, et pour lequel j’ai voté aux deuxièmes tours des élections présidentielles de 1988 et 1995, et dès le premier tour en 2002, mais sans oublier qu’au bilan des 40 ans de vie publique au plus haut niveau de Jacques Chirac, il faut inscrire aussi, au débit, les 14 ans de Mitterrand et les 5 ans de Jospin ! Il n’y a pas de quoi pavoiser, et j’aurai attendu que tant Pasqua que Monod, par exemple, reconnaissent ce qui, à mes yeux, constitue une erreur majeure et une faute au regard de la France et des français, tant ces 19 ans de « socialisme à la française » ont tiré de pays vers le bas, vers la nostalgie de la protection, plutôt que de poursuivre son adaptation vers la dynamique de la réussite concurrentielle, dans la mondialisation et les bouleversements de la communauté internationale.
Mais, après tout, c’est quand même Jacques Chirac, Président de la République, qui m’a fait Chevalier dans l’Ordre National du Mérite, ce dont je lui suis infiniment reconnaissant et redevable.
Et puis, dans le parcours de chacun d’entre nous, il y a toutes les nuances du noir au blanc, sans compter la part d’ombres…
Dans les extraits que j’ai lu, et dont j’ai entendu le commentaire, il y a le portrait de VGE, dont pourtant Chirac a permis l’élection, en 1974, en abandonnant Chaban, avant de torpiller ce même Giscard en 1981, l’histoire a été maintes fois racontée par chacun des protagonistes et par leurs entourages.
Et là, je voudrais m’inscrire en faux sur ce que j’ai lu du texte de Jacques Chirac, en apportant mon propre témoignage sur la personnalité de VGE.
Les choses se passent en 1979.
A l’époque, Secrétaire Général du CESR Nord Pas de Calais, je donne également quelques heures de cours à l’Institut d’Economie Scientifique et de Gestion, l’IESEG, école de formation de cadres au sein de l’Institut Catholique de Lille. En4ième année, les étudiants doivent accomplir un stage de gestion, et une équipe m’informe qu’elle va assurer, pendant les vacances, la gestion du restaurant de la plage de Brégançon, La Paillotte, à Cabasson, ensemble qui comporte également un terrain de camping et un parking, le tout appartenant à un parisien, M. Jean Michel Détroyat, aujourd’hui décédé. Ce dernier avait développé un cabinet renommé de conseil et d’expertise financière, avec lequel l’un de ces étudiants de l’IESEG était en contact (et au sein duquel il devait accomplir une première partie de vie professionnelle) ce qui a permis de décrocher ce stage.
Cette équipe m’ayant invité à découvrir les lieux si l’occasion m’était donnée de passer, pendant les vacances 1979, dans le secteur, je décide de faire halte deux ou trois jours au camping, entre un séjour dans les Hautes Alpes et un séjour en Corse.
Installé au camping, les jeunes m’informent que le hasard fait bien les choses, car le lendemain soir, Giscard vient diner le soir à la Paillote, répondant à leur invitation. Je suis d’abord incrédule, mais effectivement, le lendemain soir, vers 19 ou 20h, VGE, son épouse et son chien Jugurtha (qu’il faudra aller rechercher dans la pinède où il était parti chasser ou folâtrer…) se présentent, en toute simplicité, à la Paillotte et s’installent à la table où leur sont servis la tarte tropézienne et le rosé de Provence : le mémoire rédigé, par ces étudiants, pour rendre compte de leur stage de gestion, s’ouvre sur une superbe photo de deux d’entre eux, revêtus du sweat shirt de l’IESEG, servant le Président de la République, à telle enseigne que le Recteur de l’Institut Catholique leur demandera s’ils ne peuvent pas intervenir pour accélérer la reconnaissance par l’Etat, du diplôme de l’IESEG, compte tenu de leurs relations au plus haut niveau !
La soirée se prolongea jusqu’aux alentours de 23h, et nous avons appris, le lendemain, qu’un « vrai diner » attendait nos visiteurs au fort : ils n’avaient sans doute pas envisagé que les échanges se prolongeraient aussi tard.
Giscard s’intéressât à chacun d’entre nous. Quand vint mon tour, je lui exposais le pourquoi de ma présence et mes fonctions au CESR, auprès du président de l’époque, feu M. Pierre Delmon, alors également président des HBNPC, puis qui devint président des Charbonnages de France, quand M. Jean Mattéoli devint Ministre du Travail.
« Pierre Delmon ? me dit Giscard, nous venons de le confirmer au Conseil Economique et Social ». Le lendemain, j’adresserais à mon président, sur son lieu de vacances, une carte postale du Fort de Brégançon, écrivant : « Le Président de la République m’informe de votre nomination au CES, je vous en présente mes sincères félicitations », à quoi il répondit, également par une carte postale de Granville, que je conserve pieusement « Merci, cher ami, pour votre message et bravo pour la qualité de vos contacts de l’été ! ». Je lui donnerais tous les détails de ma rencontre avec Giscard, quand nous nous retrouverons après ces vacances mémorables !
Et la conversation, très libre, des jeunes avec le Président de la République, en tenue décontractée, porta sur la planche à voile, à la laquelle nous nous initions et qu’il regretta de ne pouvoir essayer, car il ne voulait pas que l’inévitable chute se retrouva, dès le lendemain, en première page des journaux : la chute de Gérald Ford à la descente d’un avion lui aurait, selon Giscard, couté son élection à la présidence des Etats Unis ! Et comme les journalistes patrouillaient, notamment sur l’eau, avec des téléobjectifs très puissants, VGE préférait renoncer à cette activité sportive nouvelle
Nous avions sollicité, pour notre part, l’autorisation de quelques photos, ce que VGE accepta de bonne grâce à condition de jurer ne pas vendre ces clichés, et il est vrai que les journalistes en offriront des sommes rondelettes. Mais nous avons résisté à la tentation, Giscard nous ayant raconté l’anecdote des chiots du Président de la République française, vendus en Allemagne par petites annonces : après son passage à la TV avec son chien, il reçoit une lettre d’Alsace, par laquelle il lui est demandé l’autorisation que la chienne de la correspondante soit « mise en relation » avec le chien du Président. Giscard accepte, « on aménage une pièce à l’Elysée pour les chiens » et ce qui devait arriver arriva. Quelques temps plus tard, il reçoit la photo des chiots, mais fut surpris, et déçu, de trouver dans un journal allemand une petite annonce les proposant à la vente au prix fort, car issus du chien présidentiel !
Puisque nous le voyons, chaque jour, aller et venir du fort au volant d’une 605 vert bouteille immatriculée « 1 VGE 75 », sans beaucoup de protection, il nous a indiqué être très fataliste : « Si un individu veut me tuer, s’il est motivé et prend tous les risques, il y arrivera. S’il s’agit d’un déséquilibré, il n’y a pas grand-chose à faire. En revanche, s’il s’agit d’un complot, il y a des services pour cela, et je leur fais confiance pour le déjouer ».
Nous avons parlé de Brégançon, dont le fort fut aménagé de façon spartiate pour le Général de Gaulle, qui n’y revint plus après l’attentat du Mont Faron, puis des aménagements très modernes réalisés par M. et Mme Pompidou. VGE, qui avait engagé la réalisation du Musée d’Orsay, nous a exprimé combien ses propres gouts différaient de ceux du Président Pompidou : « Il m’a extorqué, lorsque j’étais son Ministre des Finances, les fonds nécessaires à la réalisation de Beaubourg, ce que j’ai accepté malgré mes réticences, mais je reconnais que Pompidou avait raison, puisque le public est au rendez vous et que la fréquentation du Centre Pompidou en fait un haut lieu culturel et touristique français ».
Et comme pour illustrer cette différence de style d’avec Pompidou, VGE, à la fin de la soirée, a invité, au fort, notre groupe pour le surlendemain.
Vers 19h, je crois, Michel, son chauffeur garde du corps est venu nous chercher. Nous avons franchi le poste de garde, parcouru le chemin d’accès qui monte vers le fort, et à la poterne le Président de la République et son épouse accueillent notre petite troupe. Nous nous divisons en deux groupes, l’un guidé par Giscard (j’en étais), l’autre par Anne Aymone, qui parcourent l’intérieur et l’extérieur du Fort de Brégançon : je garde l’image de la pièce en demi lune aménagée en bureau du Président, avec une vue magnifique sur la mer et le rivage, lieu d’exception pour penser à la France et envisager l’avenir du Monde !
La visite s’achève sur une terrasse dominant la mer, les Iles de Lérins et la Presqu’ile de Giens. Des buffets nous attendent, et nous terminons la soirée en buvant du champagne et en croquant des petits fours tout en bavardant avec le Président de la République, qui nous dit, au moment où nous prenons congé : « Revenez me voir l’été prochain, l’année suivant, je ne peux rien vous promettre ! ». Nous étions en août 1979…
Je suis toujours en relation avec quatre autres des participants à ces mémorables moments : ils pourraient également apporter leur témoignage et leurs souvenirs de ces instants privilégiés.
J’ai eut l’occasion de croiser le Président Valéry Giscard d’Estaing, à deux autres reprises.
En décembre 1980, quand il a effectué un voyage officiel à Lille : à la fin de la réception, dans les salons de la préfecture, alors que les invités quittaient les lieux, je me suis approché de lui, pour lui dire : « Monsieur le Président, vous ne vous souvenez pas de moi, mais moi, je me souviens bien de vous et de votre accueil au fort de Brégançon, après la soirée à la Paillotte ». « Mais parfaitement. Pourquoi n’êtes vous pas revenus cette année ? » « Monsieur le Président, parce qu’aucune autre équipe d’étudiant n’a repris la gestion de cet ensemble ».
Puis une autre fois, lorsque, en 1982, il est venu en Flandre accrocher la croix de chevalier dans l’Ordre de la Légion d’Honneur à Jean Paul Bataille, qui fut Sénateur Maire de Steenvoorde. J’y ai croisé notamment Michel, son chauffeur garde du corps, resté à son service après mai 1981 et son départ de l’Elysée, qui se souvenait bien de l’épisode de Brégançon.
A chacune de ces occasions, le contact fut simple, aisé, sans distance, entre VGE, qu’il soit Président en vacance ou en fonction, ou qu’il soit ancien Président (je déteste l’expression « ex » tant elle porte de mépris, notamment de la part des journalistes médiocres et commentateurs fielleux qui l’ont imposée) et l’interlocuteur que j’étais.
Le souvenir et l’image que je garde de Valéry Giscard d’Estaing, Président de la République, n’a rien à voir avec ce qui est rapporté par certains ragots ou certains écrits.
(Francis Babé -francis.babe@hotmail.fr)