Les rencontres sont fantaisistes. Deux catalogues figurent à mes côtés les frères ennemis. Celui que m’a offert le Conseiller Mazzachera à Cagli l’été dernier. Sur la couverture, un ange au visage très ambigu, moins asexué qu’il n’y semble, rougit de jeunesse et d’émotion. Il symbolise, selon les commissaires de l’exposition « Raffaello e Urbino ». Je garde le catalogue en question au plus près de mon bureau pour parler un jour de la jeunesse de Raphaël. Mais je ne sais pourquoi, il est resté ouvert à la même page depuis le début du mois d’août, celle où figure la reproduction de la fresque de la chapelle Tiranni à Cagli. Dans cette adoration de l’enfant Jésus, l’or des auréoles transperce la calme évidence d’une Résurrection.
Par cette présence constante je cherche sans doute à donner sa quotidienne pâture à mon inconscient.
Au plus près, un autre livre de format équivalent montre une pâte noire linéaire qui laisse apparaître, flotter serait un meilleur terme, le nom de Soulages.
Si la première exposition ne constitue plus que le témoignage d’un souvenir ému, la seconde est par contre à notre porte, visiblejusqu’au prémices du printemps au Centre Pompidou si le musée ne sombre pas trop longtemps dans les grèves.
J’ai dans le cœur le souvenir d’un dîner en 1981 à Beauvais dans les locaux de la Galerie Nationale de la Tapisserie avec quelques amis de Pierrette Bloch. Pierre Soulages et son épouse Colette étaient présents. Pierre m’était apparu éternel. Il a atteint sa quatre-vingt dixième année, je ne m’étais donc pas trompé !
Un film projeté dans l’exposition le révèle au sein de la maison de Sète où il s’est installé. Des échappées laissent apercevoir la Méditerranée. Il serait facile d’écrire : “comme une masse liquide virant au noir”. Pourquoi ne pas se laisser aller en effet à rencontrer l’aveuglement du soleil ? A laisser s’éteindre toutes choses pour que la lumière revienne en force, de l’intérieur du noir.
Soulages m’a séduit depuis longtemps. Du temps où je découvrais la peinture, après l’avoir longtemps snobée, comme une femme trop fardée. J’avais appris le lent dépouillement du textile. Cela m’avait demandé de grands efforts, mais je m’étais approché, je le crois encore, d’une forme d’expression qui parle sans voix et écrit sans encre. Du plus profond de notre propre corps. J’avais donc appris à parler et à écrire avec les syllabes du fil.
Mais l’exposition de Soulages, au Centre Pompidou à peine né, en 1979, m’avait réconcilié avec la peinture. Je dirais plutôt avec le châssis, puisque les peintres de Support Surface étaient bien malgré eux devenus mes frères. Années 1950-1970 affirme le catalogue où Pierre Encrevé et Alfred Pacquement on pris un parti historique et souvent linéaire, somptueux aussi par la qualité des reproductions… Puis plus loin “Noir sur Blanc”, et encore “Outrenoir”.
Heureusement le temps s’arrête plus souvent qu’il ne le devrait dans un tel parcours.
Du brou de noix, à la dure pâte de goudron, éclatée en surface, dans les huiles épaisses, ou dans le travers des vitraux de Sainte-Foix de Conques, jusqu’aux grands polyptiques récents dont l’huile raclée vient happer nos rêves, se dressent en contrepoint les silhouettes étranges de John Coltrane ou de Léopold Sédar Senghor. Dans et à côté. En dialogue.
Y-a-t-il une négritude de la peinture ? Voilà une réflexion qui me vient aujourd’hui qui ne m’était pas venue plus tôt. Une négritude de l’identité picturale ?
« Ma négritude n’est pas une pierre,
sa surdité ruée contre la clameur du jour
ma négritude n’est pas une taie d’eau morte ruée contre la clameur du jour… » écrit Césaire.
Avons-nous passé un cap ? Pour ne pas ou ne plus voir ? Ou bien, simplement, en faisant claquer ses œuvres les unes à côté des autres, comme autant de boucliers de l’absurde, Soulages nous rappelle-t-il simplement que l’homme est noir, quoi qu’il en veuille. Devenu blanc et fade le plus souvent !
Je dois pourtant encore dire la puissance, sur moi, constante, de ces boucliers là ! Il me reste du temps. Encore un peu.