J'ai un ami dont la femme naguère intellectuelle est atteint de la maladie d'Alzheimer. Elle perd sa mémoire et se perd elle-même.
Cette maladie touche beaucoup de gens et nous avons souvent dans notre famille un parent touché.
D'un certain point de vue , cette maladie est une déchéance, une ruine; elle emporte avec elle la mémoire et l'individu, qui ne reconnait plus ses enfants, son conjoint, ses amis, et ne sait plus fonctionner dans la vie quotidienne.
L'individualité disparait peu à peu, comme une falaise tombe graduellement dans la mer, ou comme la neige fond au soleil. Pour les proches, c'est une perte douloureuse et une dépendance pénible.
Mais tout disparait-il avec cette maladie? Tout s'en va-t-il quand part la mémoire?
Je ne le crois pas. La conscience pure demeure, au-delà de la mémoire effacée, au-delà des noms, des verbes, des concepts. L'individu, en s'en allant, n'emporte pas l'être, qui demeure au centre, dans le silence.
Chez le malade, le soi est là, présent; comme ici, en moi; et il n'y aucune différence car il n'y a qu'un Soi. .
Voici un texte de Pierre Feuga qui le montre aussi. (qui sera publié prochainement dans un livre remarquable; Fragments tantriques aux éditions Almora, publication prévue : janvier 2010)
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L'OUBLI
J'ai eu un vieil ami, sanskritiste brillant, qui un jour a oublié qu'il avait su le sanskrit ou s'était même intéressé à l'Inde. Il contemplait les rayons de sa bibliothèque gémissant sous des centaines de livres - l'intégrale des Védas dans leur version originale, toutes les upanishads publiées, tous les Purânas et Tantras disponibles, les Agamas shivaïtes, le Mahâbhârata complet, sans compter les innombrables études, essais, traductions, biographies, monographies, etc. - oui, il contemplait tout cela d'un œil incrédule et murmurait : « Mais qu'est ce que c'est que tous ces bouquins sur l'Inde ? Qui a mis ça là ? »
On me dira qu'il devait être atteint de ce qu'il est
convenu d'appeler la maladie d'Alzheimer. Il se peut. Mais peut-être avait-il
atteint cette lisière où l'esprit commence à se libérer du mental et à
retrouver, dans la stupeur d'abord, son essence nue. Sans doute avait-il oublié
ce qui avait constitué l'intérêt principal de sa vie, ce à quoi il avait
consacré l'essentiel de ses forces. Cela, d'un point de vue humain, peut être
considéré comme une tragédie, la pire qui puisse arriver à un intellectuel et à
un érudit. Pourtant, regardant trembler dans ses yeux cette persistante
lumière, voyant comme transparaître l'enfant derrière le vieillard, je ne
pouvais m'empêcher de penser que peut-être, dans
le naufrage de sa mémoire et de sa raison, et à ce prix cruel, mon ami avait
enfin trouvé ce qu'il avait toujours désespérément cherché : le Soi." Pierre Feuga