Charles Ferdinand Ramuz, né à Lausanne en 1878 et mort à Pully en 1947, compte au nombre des grands écrivains de langue française du XXe siècle. Depuis Jean-Jacques Rousseau, la Suisse romande n’avait pas connu d’auteur de cette envergure. Dès son premier roman, l’étincelant et tragique Aline, paru en 1905, l’originalité et la puissance d’expression du jeune écrivain de 24 ans s’imposa, claire et nette, sur le fond de grisaille académique ou provinciale de l’époque. Auparavant, un recueil de poèmes, Le petit village, paru à compte d’auteur à Lausanne en 1903, avait annoncé la couleur d’une écriture à la fois simple et musicale, fluide et plastique.
C’est par cette langue absolument originale, ce nouveau style, cette façon inouïe (jamais entendue, au sens propre) d’écrire que Ramuz a marqué d’abord la littérature de son époque tout en suscitant les plus fortes réticences. On l’accusera ainsi de mal écrire. Un critique français prétendra même que ce qu’il écrit est traduit de l’allemand…
Rien pourtant de révolutionnaire, au sens de l’avant-garde du début du XXe siècle, dans l’écriture du jeune Ramuz. De belles proses poétiques, de beaux poèmes, un beau premier roman, une voix certes personnelle et nouvelle par la fraîcheur du point de vue qu’elle exprime, mais aucune rupture pour autant. L’année où paraît Aline, son premier roman, le Prix Nobel de littérature est attribué à Frédéric Mistral, grande figure du régionalisme provençal. Or, Ramuz sera classé longtemps dans cette catégorie de la littérature provinciale, voire paysanne, du côté d’un Jean Giono, mais un peu en dessous pour la plupart des éminents critiques de Paris.
Il est vrai que Ramuz exprime un pays, qu’on pourrait situer entre la côte lémanique de Lavaux, qu’il évoque d’ailleurs superbement dans son texte-manifeste de Raison d’être, et les hautes terres « tibétaines » du Valais. Dans les deux cas : fonds latin et rhodanien, horizon montagneux mais en surplomb, comme au bord du ciel, où l’homme travaille rudement et fronce un peu le sourcil quand passe le poète. Mais le poète passe et chante le travail de l’homme, reconnu dans sa condition et qui fera sien le chant du poète.
Salut à beaucoup de personnages
Ramuz est l’un des seuls écrivains romands dont les personnages font partie de la mémoire commune de ceux qui ont lu ses livres. Après avoir lu Aline, Jean-Luc persécuté, Les circonstances de la vie, Aimé Pache peintre vaudois ou Vie de Samuel Belet, les prénoms des personnages de ces romans résonnent en nous comme ceux de familiers.
Prononcer le seul prénom d’Aline, protagoniste du premier chef-d’œuvre de Ramuz, nous rappelle immédiatement la révolte profonde que nous aurons éprouvée en découvrant la tragique destinée de cette toute jeune fille vivant son premier amour dans la transgression, avec Julien, fils d’un riche paysan de son village qui ne cherche que son seul plaisir. Ainsi abandonne-t-il Aline, enceinte, jusqu’à la pousser à tuer son enfant avant de mettre fin à ses jours. Dans une nature évoquée avec sensualité et poésie, le personnage d’Aline, autant que celui de sa mère, terrassée par la mort de sa fille, incarnent les premières figures tragiques, et réellement inoubliables, de l’œuvre de Ramuz, qui en compte beaucoup. Dans Les circonstances de la vie, deuxième roman de Ramuz qui manqua de peu le prix Goncourt en 1907, les victimes seront un notaire de province un peu falot, et son petit garçon, dont on ne se rappelle pas les prénoms, qui subissent l’empire cynique d’une femme arriviste. Sur un ton réaliste frisant parfois la satire, dans la filiation de Flaubert, le terrien Ramuz fait sentir sa méfiance à l’égard de la ville (Lausanne, en l’occurrence) où commence à s’imposer le règne de l’argent.
Aux prénoms inoubliables d’Aline et de Jean-Luc s’ajouteront, à travers les années, ceux d’Aimé et de Samuel, figures dominantes d’une première période créatrice extraordinairement féconde et en constante expansion, marquées par la reconnaissance de Ramuz à Paris, dont il reviendra pourtant en 1914, juste avant que ne se déclenche la Grande Guerre.
Or, ce que Ramuz a vécu à Paris, un peu en marge de la foisonnante vie artistique et littéraire, nous le comprenons à la lecture d’ Aimé Pache peintre vaudois, roman d’apprentissage qui transpose, dans le domaine de la peinture, l’expérience de la grande ville faite par l’écrivain vaudois et sa recherche d’un lieu d’une identité qui lui soient propres. Aimé dit avoir beaucoup reçu de Paris, mais il ne s’y trouve pas à l’aise pour autant, pas plus que ne le sera Samuel Belet confronté aux discours révolutionnaires des Communards : l’un et l’autre, comme Ramuz, sont des terriens, et qui se méfient de la rhétorique trop brillante de Paris. Cassé en deux par l’humiliation et le froid de sa mansarde parisienne, Aimé Pache, le « petit exilé », a entrevu là-bas le « beau mirage d’un lac inventé ». Puis il revient au pays pour « fonder quelque chose qui se perçoit, qui se touche », et cela en dépit du manque de modèles, du manque d’histoire de ce pays, du manque de culture propre à ce pays, du manque de littérature propre à ce pays (il ne croira jamais à la réalité d’une « littérature suisse »), du manque de talent de son canton jugé « inartiste », du manque de vraie spiritualité de ce pays dont la religion pédante et tracassière se traduit par un idéalisme vaseux ou un scepticisme sans force. Faisant écho à un Robert Walser qui raille la mentalité d’instituteurs sentencieux de tant d’écrivains romands, noués comme Amiel sur leur « noix creuse », il s’exclame à son tour que ce que nous donnons se borne trop souvent à « des leçons et des leçons de tout ce qu’on voudra, mais pas à autre chose ».
« L’acte de poésie est éminemment un acte de transformation, écrit Ramuz dans Raison d’être ; il est donc indispensable que la poésie se transforme dans le pas encore transformé ». Or, son goût de l’élémentaire, du simple, du concret et du « pas encore transformé », du roc croulé de Derborence à la tête de bois de Farinet l’anarchiste, va nourrir une formidable entreprise de transformation qui fera de Ramuz, avec ses amis des Cahiers vaudois (notamment Paul Budry, Edmond Gilliard et les frères Alexandre et Charles-Albert Cingria), le fondateur d’une littérature romande où les pasteurs et les professeurs céderont le pas aux écrivains et aux poètes. Revenu dans son pays, il y restera le plus souvent solitaire et réservé, ne signant aucune pétition mais capable de s’engager avec virulence dans ses livres ou ses articles, comme le pamphlet intitulé Sur une ville qui a mal tourné et lancé contre l’ « urbanisme hétéroclitique » de Lausanne, qui ne faisait à vrai dire que commencer…
Un terrien au bord du ciel
La grandeur de Ramuz, de romans-poèmes en essais (un recueil référentiel les rassemble sous le titre évocateur de La pensée remonte les fleuves), ou du Journal à sa Correspondance, tient en définitive à sa constante hauteur de vue, au souffle et à l’empathie humaine du romancier, à la lucidité nuancée de l’observateur du monde, à l’incomparable plasticité de sa langue, toutes choses que sa formule fameuse concentre en profession de foi: « Car la poésie est l’essentiel »…
(Ce texte est à paraître dans la revue TransHelvétiques éditée par le Théâtre de Vidy en marge d’un spectacle à venir de Denis Maillefer)