Ce garçon se nomme David Garnett; il sera écrivain, son livre le plus connu (mais pas le meilleur) est l’histoire de Pocahontas. Pour l’heure, il est le jeune amant du peintre Duncan Grant. Nous sommes en 1915, et ces deux jeunes hommes, objecteurs de conscience, doivent travailler dans les champs pour ne pas partir dans les tranchées. La peintre Vanessa Bell, un peu plus âgée qu’eux, quitte alors son mari l’historien d’art Clive Bell et leurs deux enfants (Julian, futur poète et Quentin, futur historien d’art) et s’installe avec les deux hommes à Charleston House, dans le Sussex; Vanessa est amoureuse de Duncan Grant, qui l’apprécie mais n’est pas du tout attiré par elle. Jalouse de David Garnett, elle le dépeint ici comme un jeune homme rougeaud, emprunté et n’appartenant pas tout à fait à leur cercle aristocratique (son portrait au même moment par son amant Duncan Grant, qui n’est pas dans l’exposition, est autrement plus musclé et séduisant).
Finalement Vanessa Bell convainc Duncan Grant de lui faire un enfant, Angelica, qui nait le 25 décembre 1918 (et, témoin survivante d’un monde disparu, était présente au vernissage l’autre jour; lire sa chronique ‘Trompeuse Gentillesse’). David Garnett épousera Angelica Bell, la fille de son amant donc, quand celle-ci aura vingt-quatre ans et ils auront quatre filles. Vous suivez ? Ajoutons que Vanessa Bell est la soeur de Virginia Woolf, épouse de Leonard Woolf et amante de Vita Sackville-West, et que le groupe comprend aussi John Maynard Keynes (qui déclara que sans Blomsbury, il n’aurait pas eu la largeur de vue nécessaire pour concevoir ses théories économiques) et Roger Fry. Vous pouvez acheter un petit badge avec cet épigramme anonyme : “Bloomsbury, a Circle of friends who lived in Squares and loved in Triangles”.
En France, nous savons finalement peu de choses sur Bloomsbury, ce mouvement de grands bourgeois et d’aristocrates qui surent s’affranchir des contraintes victoriennes - tant morales qu’esthétiques - et créer dans une variété de domaines : arts plastiques et littérature, bien sûr, mais aussi musique, économie et arts appliqués (comme on le voit fort bien ici), et cette exposition à la Piscine à Roubaix (jusqu’au 28 février) comble ce manque, ayant bénéficié de prêts importants et rares de collections anglaises : excellent prétexte pour aller découvrir cet agréable musée, qui fut classé l’an dernier parmi les tout premiers en France en termes de qualité (et si vous y allez pour la clôture de l’exposition, le 26 février, vous serez surpris !).
L’exposition comprend trois parties : la dernière est consacrée aux arts décoratifs au sein de l’entreprise Omega Works (dont Duncan Grant dessina l‘enseigne ci-contre), tissus et céramiques d’artisanat d’art, thème qui est bien dans la ligne de la Piscine (et qui me rappelle le Musée d’Art et d’Industrie de mon enfance, où cohabitaient vélos, fusils, tissus, tableaux, sculptures et dessins, et même une ‘vraie’ mine de charbon); Omega Works fut une belle tentative un peu naïve de bâtir une passerelle entre arts nobles et arts appliqués, mais elle ne dura guère. Le centre de l’exposition est une reconstitution assez brute de Charleston House (maison aujourd’hui transformée en musée) et des décorations que les trois habitants et leurs visiteurs y réalisèrent, agrémentée de tableaux qui y furent peints.
Toujours de Vanessa Bell, cette rare incursion dans le non-figuratif m’a séduit : grands aplats pour dire le ciel et le sable, visages cachés, et cette forme médiévale qui n’est en fait qu’une tente de plage (Plage de Strudland, 1912). Au verso de cette composition, invisible ici, un groupe d’hommes nus, par Duncan Grant : beau déséquilibre !
La plus grande partie de l’exposition retrace l’évolution des peintres du groupe, commençant avec l’influence que les artistes français du début du siècle, découverts par Roger Fry, eurent sur eux, en particulier grâce à deux expositions en 1910 et 1912 (on peut voir, entre autres, un très beau nu à contre-jour de Marquet). Ces ferments-là contribuèrent à cette éclosion de modernité chez les peintres anglais. Voici, toujours de Vanessa Bell (elle est de loin le meilleur peintre du groupe), un portrait de Virginia Woolf, sa soeur, en 1912, dans un grand fauteuil à oreillettes, omniprésent dans ces portraits : l’écrivain aurait aimé savoir peindre, la peintre aurait aimé savoir écrire. Le visage de Virginia Woolf, trente ans avant son suicide, est comme effacé, absent, perdu.
Le catalogue est disponible chez Dessin Original pour 37.05 euros. Duncan Grant étant représenté par l’ADAGP, les photos de ses oeuvres seront retirées du blog à la fin de l’exposition.